Carnet de route

C'est un codex, en assez bon état.

La couverture en cuir noirci présentait sans doute quelques inscriptions, mais l'usure et de multiples éraflures plus que le passage du temps lui-même les ont rendues illisibles. La reliure est fine et régulière, au contraire des parchemins qui composent les feuillets, de taille sensiblement variable d'une page à l'autre. L'objet en soi, artisanal, paraît avoir été conçu avec grand soin, malgré quelques maladresses sans doute dûes à l'inexpérience du créateur.

Le corps du texte, à présent. Tout est écrit dans une encre noire de nature indéfinissable. Légèrement moirée, elle paraît briller parfois, comme si son tracé était encore frais ; ailleurs, plus terne, elle ressemblerait presque à du sang séché. L'écriture est serrée, régulière, tantôt rapide, tantôt élégante au point de s'autoriser quelques savantes calligraphies. Enfin, dans les marges ou grignotant les bordures, de nombreuses notes jetées à la va-vite, à l'organisation chaotique.

Si les parchemins ont l'odeur puissante et typique des parchemins, l'encre elle-même en revanche exhale un parfum de cendres et de poussière.

Pas la moindre illustration, d'aucune sorte que ce soit, ne vient égayer le texte.

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Note en en-tête. "Ce que je prends aujourd'hui sera repris demain."


" Je pourrais parler de l'homme de lettres que je fus autrefois. Je pourrais parler de ce qui m'a conduit à être ce que je suis maintenant. Je pourrais parler de l'Avant et des manipulations dont j'ai fait l'objet, des sourires hypocrites de Dame Ghalë, et des chaînes qui furent fermées sur mon esprit.

Je pourrais dire les noms que l'on me donna, et ceux des existences que j'ai prises. Ceux des gens que j'ai aimés, et ceux des gens que j'ai perdus. Je pourrais parler de Saleena Je ne parlerai pas de Saleena. Je ne veux pas, ou plus, m'attarder sur l'Avant, comme le font nombre de mes semblables.

J'écrirai tant que mes mains, déformées par le Fléau et par la guerre, me le permettront encore. Aussi je ne veux pas gaspiller leurs efforts dans une quelconque élégie dédiée au passé. Je veux écrire pour me souvenir, non pas de ce que je fus, mais de ce que je veux être. Du chemin que j'ai décidé de me tracer, quand bien même il m'a valu et me vaudra encore bien des sacrifices. Des jalons qui le parsèment et des gens auxquels je tiens, de mes Soeurs et mes Frères, de tout ce qui m'aide à ne jamais faiblir, ne jamais faillir.

Poète jadis, je suis seigneur de guerre ; et de tous les noms que j'aie pu avoir, le seul que je veux désormais porter est Semelys Ronae. "

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" J'exècre la Lame d'Ebène.

J'exècre tous les Chevaliers membres de cette allégeance. Non pas pour leur combat ni même pour les raisons qui les poussent à se battre, mais parce qu'ils refusent d'être ce qu'ils sont pourtant : des parias. Sous prétexte de chercher le pardon, ceux-là iront s'agenouiller et baiser les pieds du premier venu, prostituant leur fierté dans l'espoir unique - et vain - d'être de nouveau acceptés.

Le pardon n'existe pas.

Chercher le pardon n'est qu'une excuse facile pour tous ceux qui n'ont pas la force d'assumer leurs actes. Ils le savent, pourtant ; les non-vivants de notre espèce n'ont de place nulle part. Nous traînons avec nous trop de chaînes, trop de spectres, trop de souvenirs qu'ils préfèreront éradiquer plutôt que côtoyer - car ceux qui vivent encore n'aiment pas que l'on ravive leurs blessures. Et pour ceux qui en douteraient, il suffit de croiser leur regard. Ce regard-là, plein de haine, de dégoût et de mépris. Seul, c'est un venin ; mais quand les mots l'accompagnent, c'est un glaive chauffé à blanc. Quel guerrier irait s'agenouiller, docile, puis présenter sa nuque pour que le fer s'y abatte ?

Je le dis : aucun guerrier digne de ce nom. Voilà pourquoi je les exècre.

Je ne veux pas être un outil. Je ne veux pas être une arme dont on se sert du bout des doigts et dont on se débarrasse sitôt que l'occasion se présente. J'ai gardé ce que trop de Chevaliers ont préféré piétiner comme le dernier des lâches : mon honneur, et ma fierté.

Nous n'avons pas notre place, c'est vrai. Alors, nous en taillerons une. Avec nos mains, avec nos mots, avec nos lames, avec nos dents s'il le faut, nous irons la chercher, nous la trouverons, et nous la prendrons. Parce que nous sommes des Armes, et parce qu'une Arme n'hésite pas à mi-chemin lorsqu'elle se lève et frappe - voilà bien ce qui les effraie, d'ailleurs, tous ceux qui préfèreraient nous renvoyer à l'état de poussière. Nous nous battons, car nous sommes faits pour ça, mais nous nous battons pour nous-mêmes.

Tel est le chemin que j'ai choisi ; peut-être qu'il ne mène à rien, mais je l'emprunterai quand même, car je l'ai juré. Et tous ceux qui se sont rangés sous ma bannière l'ont juré également. "

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