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Le Réveil de la Margoule

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Le Réveil de la Margoule Empty Le Réveil de la Margoule

Message  Le Roi des Cafards Dim 12 Nov 2017, 10:56

L’astre solaire débutait lentement sa course en arc de cercle, baignant de ses rayons chaleureux les murailles de brique blanche qui dessinaient dans l’enceinte des murs de la ville un ombrage bienveillant, que l’on regrettait une fois que la chaleur venait vous rissoler le crâne comme un marteau sur une barrique. Lorsqu’on avait l’opportunité de survoler la cité à dos de griffon, l’on pouvait voir se déployer tout le charme indicible de la belle Hurlevent en une myriade de toits bleuâtres, mauves ou bruns. Sous cet éclairage doré, la ville resplendissait. Véritable joyau de la civilisation humaine, plus grande capitale du monde d’Azeroth. Ainsi elle s’étalait. Majestueuse et immaculée. Plus on se rapprochait, toutefois, et plus cette peinture fourmillait de complexité.

Le jour avançait, bien perché dans un ciel sans nuage, immense voûte bleue qui laissait éclater un véritable portique de lumière, venant flamber les arbres nus d’un automne à peine entamé et éclairer la verdure encore prononcée de quelques humbles jardinets. Une journée qui s’annonçait douce et gaie, exception faite de la seule ombre au tableau, ce globe infâme d’un astre détruit qui pourrissait la nue mais que les habitants avaient fini, avec le temps, par ignorer.

Les ruelles étaient animées, pleines d’une effervescence étouffante, tandis que les eaux paisibles du canal serpentaient tranquillement, comme pour offrir un répit à l’incessant tumulte citadin. Longs couloirs aqueux, vaisseaux sanguins irriguant le cœur d’une capitale qui battait son plein. Le quartier commerçant vibrait au rythme des hurleurs en train de haranguer la foule pullulante, prêts à tout pour présenter leurs étals généreux. Des poules qui piaffaient dans leur cage ou qui rôtissaient au fil d’une broche. Des poissons nacrés et luisants, du regard niais du merlan frit à l’œil terne de la carpe raide, tous globuleux et arrêtés dans la stupeur de la mort funeste. Légumes frais et fruits de saison exaltaient sous la nappe dorée, des fromages de toute sorte et de diverses variétés. Et tout un tas d'autres choses en exposition qui faisaient vivre le commerce bien implanté comme le marchand ambulant. A l'Ouest, non loin, le quartier des mages s’épanouissait en d’étroits corridors herbeux bordés de magasins aux devantures tantôt féeriques, tantôt occultes, et autres boutiques de curiosité, alors que s’érigeaient en hauteur les grandes tours d’ivoire des mages les plus fameux. Le quartier des nains crachait une vapeur âcre au son des marteaux contre les enclumes, bruitage caractéristique auquel se mêlaient les toux rauques et inquiétantes, les imprécations bougonnes de petits êtres courtauds qui couvraient à peine le crachotement des fourneaux. La journée avançait, et déjà le soleil déclinait. Et notre promenade innocente se poursuivait.

Le Vieux Quartier enfin, notre ultime destination. Avec ses modestes armureries, ses nombreux bistrots. En s’y enfonçant plus profondément, l’on voyait se répandre les dessous surprenants d’une ville qui n’avait pas fini de vous prendre aux tripes. Un constat pertinent lorsqu'on découvrait les entrailles de Hurlevent, dont les boyaux se répandaient en un dédale clos de petites venelles obscures, tortueuses, encadrées de ces murs rabougris qui donnaient l’impression d’avoir été dévorés comme des chiens pendant la curée. Le plein jour rassurant ne tarda pas à se coucher complètement, laissant un voile ténébreux recouvrir les artères vicieuses de ce poumon infâme de la capitale, fait de coupe-gorges impitoyables et de goulets d’étranglement. Petits passages étroits, pentus, dont les murs des bâtiments adjacents semblaient se refermer sur vous aussi sûrement que la mâchoire d’une bestiole immonde et affamée. L'antre du monstre, et le fin fond de sa gueule écumante d’une rage surnaturelle et indescriptible. La rage tue, sourde, douloureusement ravalée ou tout simplement ignorée des misérables et des marginaux, des abandonnés, des laissés pour compte. En définitive, ceux dont tout le monde se fout. Ceux qu’on préférait oublier ou voir à l'échafaud. Relégués tout en bas de page des grands livres d'histoire. Bien loin des valeureux héros et des souverains grandioses. Tout ici transpirait la déchéance, l'infortune, quand ce n'était pas la rébellion et la haine. Une atmosphère sordide et lugubre, alimentée par les jurons des ivrognes, amplifiée par les feulements criards des créatures nocturnes. La nuit tombait sur les bas-fonds de la vieille ville, là où il ne valait mieux pas traîner seul ou sans arme, à moins de vouloir se greffer aux frasques violentes de cet endroit, dont l’empreinte éternelle et sanglante marquait d’une signature indélébile les pavés gluants du quartier. Dans le ciel constellé d'étoiles froides, les deux lunes blafardes aux auréoles irisées jetaient sur la chaussée des lueurs douteuses, profitant aux ombres diffuses qui se profilaient à l'aune des bâtisses bancales et bistournées.

C’est alors qu'on pouvait, afin de trouver abri, s'engouffrer dans l'un de ces bouges ténébreux, le genre peu fréquentable et habité par des malfrats sadiques aux mâchoires de carnassier. Les rires soûlards, les vannes obscènes et les vociférations viriles s'élevaient au même titre que le panache des fumées de cigarettes rancies. Dehors, dans la nuit crépusculaire, un brouillard épais s’était levé, tel un cloaque suffisamment bien tissé pour voiler meurtres et truanderie, débauche et excès, crimes et orgies. Dans cet univers de fripons et de malotrus siégeait autrefois une bande cependant, pour beaucoup, méconnue. Les sinistres compagnons de la Margoule, vils gredins, liés par le sang et unis comme les doigts d’une main. Certains encore se souvenaient de leurs méfaits. D’autres n’avaient pas survécu pour pouvoir en parler.
A toi lecteur, si jamais tu passes par là… Prie pour que, par tous les diables, ils ne soient encore plus là.


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Message  Le Roi des Cafards Dim 12 Nov 2017, 10:56

L’air libre. Enfin. Plus jamais cette atmosphère viciée et lourde comme dans un tombeau. Adieu les cachots, il s’était promis de ne plus y remettre les pieds. Sept ans d’enfermement, pauvre diable qu'il était, à croupir dans les geôles puantes de la prison centrale de Hurlevent, il y avait de quoi rendre un homme malade. La nourriture atroce, la sale promiscuité, le risque à n'importe moment de se faire lâchement suriné ou pris en goguette après s'être maladroitement savonné... Sans compter les matons qui vous menaient la vie dure, ces salopards sadiques et névrosés. Qui n’hésitaient pas une seule seconde à satisfaire la frustration que leur inspirait leur bonne femme frigide ou volage, ou bien pour rattraper la moindre de leurs contrariétés. Du moins, l'on parlait ici de ceux assez expérimentés pour ne pas se faire bouffer par la racaille qui pullulait dans les halls du pénitencier. Lorsque ce n’étaient pas les cellules, c’étaient les couloirs qui étaient pétris de cette mauvaise graine, déchets marginaux d’une civilisation assez gracieuse pour seulement les mettre à l'écart et non pas les exécuter. Ah, il ne voulait même plus y penser. Après tout, même si ça ne faisait pas deux minutes, qu'est-ce qu'il était bon d’être sorti. Et puis de toute manière, il devenait trop vieux pour ces conneries. La taule, c’était bon pour les jeunes, ça leur faisait une éducation complémentaire avec la rue. Lui, il avait passé l’âge.

Maurice expira un bon coup, de ses narines retroussées et pleines de ces filaments gris qui en donneront à retordre au barbier du Quartier Commerçant. D'un regard apaisé, il embrassa les alentours. Il était encore tôt, et un soleil pâle dessinait les contours encore ténus des hautes murailles de la capitale, au même titre que les minarets érigés par-delà les toitures des modestes bâtisses qui longeaient le bord des canaux. De faibles rayons lumineux éclairaient le visage parcheminé du vieux truand et une brise automnale des plus agréables venait lui caresser la peau. Il s’en délecta, dans un moment de pure félicité comme il en avait rarement connu. Sur l’instant, il était sans doute comparable à un de ces fichus poètes pompeux et pédants, ceux avec toujours le vague à l’âme et une chiffe plus molle qu’un gant vide. Mais il s’en fichait pas mal, pour le coup. Au mitard, il n’y avait que des courants d’air froids et mordants, le genre qui vous fouettait l’échine pire qu’un martinet. Tout était ingrat et limité à l’intérieur. Dehors, c’était différent.

Maury humait l’atmosphère à plein nez alors qu’il redécouvrait le monde d’opportunités qui s’offrait à lui presque gratuitement, à portée de main, un peu comme une jouvencelle en chaleur exigeant la saillie de son mâle. Le vaste champ des possibles, voilà ce qui défilait de nouveau sous ses yeux gris. Un gigantesque bac à sable, celui dans lequel il avait évolué avec audace et brutalité. Celui dans lequel il avait même prospéré, fut un temps, avant qu’il ne tombe si précipitamment en disgrâce. Mais c’était une autre histoire, ça, une qui méritait d’être racontée dans une taverne autour d’une pinte bien mousseuse. Non, il ne voyait que les promesses qu’offrait la délivrance, en ce moment. Pour un malfrat vieillissant dans son genre, qui n’avait vécu que par le larcin et la truande, cela équivalait à tout un tas de combines plus ou moins foireuses à mettre en place. Et dans le tas fumeux de ces stratégies bancales et crapuleuses, il y avait toujours la perle rare, le numéro gagnant, le casse du siècle… entre autres appellations. Ce pour quoi les types dans son genre vivent, au final. Il ne réfléchissait pas en détail à ces choses-là, cependant, et cela restait simplement de l’ordre de l’intuition. Pour l’instant, il se contentait de retrouver cette ivresse fondamentale, celle qui vous donnait l’impression d’être libre et de communier avec ce qui vous entoure.

Un sourire honnête naquit sur le visage du criminel endurci lorsque l'idée de retrouver sa fille, après sept ans, lui traversa l'esprit. Sept ans. Elle avait dû grandir, forcément. S'embellir, sans nul doute. Quel âge ça lui faisait, déjà? Vingt-cinq? Oui, c'était ça. Un frisson léger lui parcourut l'échine, toutefois, venant troubler le faste originel du sentiment. Sa petite fille, sa Bébé, elle avait certainement changé. Le changement n'avait pas toujours du bon; en bon vieux con réactionnaire, ça, il le savait. Mais il repoussa rapidement cette pensée néfaste, surmontée aisément par la hâte de retrouver sa progéniture. Du moins, la seule qui avait obtenu son affection. Car des gosses, en comptant toutes les régulières et autres mégères, apprivoisées ou farouches, canons ou cageots, qu'il avait troussé au cours de sa longue existence de queutard invétéré, il devait certainement en compter des dizaines de mioches. Celle-ci, en revanche, elle avait une valeur inestimable à ses yeux.

Il resta en bordure de la chaussée pendant de longues minutes, à regarder tantôt les badauds qui vaquaient chacun à leurs triviales occupations, les pêcheurs sur les pontons des canaux qui attendaient que ça morde au bout de l'hameçon, et puis les patrouilles de l'urbaine qui défilaient de temps à autre dans un martèlement synchrone de bottes ferrées. Le sourire du vieux loubard s'agrandit. Hurlevent, son premier amour. Diable, qu'elle lui avait manqué. Il l'avait chérie cette ville, il l'avait aimé comme on aime avec les tripes, viscéralement. Bien qu'il fût né ailleurs, non loin, dans ce qui fût autrefois Grand Hameau et une portion de la verte Forêt d'Elwynn. A l'âge de cinq ans, cependant, son père l'avait trimballé jusque dans la capitale. Sans sa destruction et puis l'exil forcé de la population au cours de la première guerre, il ne l'aurait jamais quitté de son propre chef. Un claquement de sabots sur les pavés durs du macadam le tirèrent de sa contemplation évasive. Très rapidement, ses vieux instincts affûtés de tueur et de malfrat se mirent en branle. Dans le milieu, ils étaient tous plus ou moins étreints par cette paranoia foudroyante. Elle était logique, en même temps. Lorsqu'on se lançait dans cette ligne de métier, il fallait s'attendre à aux coups en traître et aux retraites anticipées. La sienne ne viendrait pas tout de suite, a priori, lorsqu'il put déterminer la nature de l'élément perturbateur.
Perché sur un vieux canasson en bout de vie, il reconnut son vieil ami. Brendan Wheatley, dit Benny les Charmeuses, en raison de l'épaisse moustache brune qui frétillait sous son naseau, roussie sur le côté droit à cause des cigarettes qu'il enchaînait comme un sapeur-gobelin. Même flanqué au-dessus de la misérable rosse qui lui servait de destrier, Benny rendait ostensible sa carrure atypique. Une courte taille, des épaules larges et trapues, franchement doté d'une musculature étoffée par des décennies d'haltérophilie. Il avait un peu vieilli, cela dit. Au sommet de son crâne, quelques mèches clairsemées étaient soigneusement peignées vers l'arrière, à peine de quoi faire illusion sur sa calvitie naissante. Mais toujours ce vieux sourire de requin, tiré en coin des lèvres. Il semblait aussi content que surpris de voir son vieux patron encore en vie, et de retour dans le monde des bons vivants.

-C'est moi, ou t'as rajeuni Maury? Tu t'es fait une petite cure de jouvence dans ce palace?
-Tout juste. J'ai dû perdre quelques rides au passage. La taule, tu trouves pas mieux comme thérapie. C'est encore meilleur que ces escapades de villégiature en Elwynn que font les nobliauds en dépression, tu sais.
-Merde, t'es sacrément verni. Dire que moi, j'ai passé ces dernières années soit en cavale, soit à vivre sur le fil du rasoir.
-T'aurais pu te joindre à moi. Sûr qu'on manque de place en cabane, mais ça les dérange pas de nous serrer comme des sardines dans une conserve. Et puis, en parlant de rasoir... Il serait grand temps que tu vires cette foutue moustache, espèce de vilain de corniaud.

Le cavalier émit un ricanement amusé avant de descendre au bas de sa vieille monture. Et d'aller prendre Maurice dans ses bras, lors d'une accolade longue et virile.

-Que c'est bon de te revoir, patron.
-Tu m'as manqué aussi, gamin.

Ils passèrent bien une minute à s'octroyer des tapes dans le dos, franc-camarades, à se bourrer l'épaule et s'envoyer des frappes légères dans les côtes. Tout cela agrémenté par les soufflements rauques et nasaux qui leur servaient de rires, tantôt étouffés, sinon tonitruants. Leur manière bien à eux de montrer qu'ils étaient émus, en somme.

-Il faut que tu voies ta fille. Nom d'un chien, tu vas pas croire à quel point elle a changé. Une vraie... fleur. Le genre bien arrosée, qui éclot avec plein de bourgeons, tu vois? Enfin... Tu verras.
-Tu devrais arrêter les métaphores, Benny, surtout lorsqu'il s'agit de ma petite Bébé. J'ai hâte de voir ce qu'elle est devenue, ouais, même si je te cache pas que la vieille crapule que je suis a un peu le trac.
-C'est bien normal, j'imagine pas. Tu sais, moi, si j'avais pu avoir des gosses... Je peux qu'imaginer, tu le sais bien...
laissa traîner le gorille d'un ton presque amer.
-Je sais, Benny. Je sais. On va aller la voir. Mais avant ça...
-Quoi donc?
-Il faut que je te fasse un dessin, bougre d'andouille? Sept ans à l'ombre, gros âne bâté, c'est quand même une sacrée sentence. Contrairement à d'autres, je suis resté correct et j'ai pas fait dans la jaquette. Plutôt crever que finir dans le derrière poilu d'un bonhomme crasseux. Non, jamais. Mais un mec a des besoins impérieux, le genre qu'il va falloir que je satisfasse tout de suite, maintenant. Enfin, à moins que tu veuilles prendre le risque que je te pèles l'oignon, mon mignon.


Brendan passa de l'hébètement à l'hilarité, cognant gentiment l'épaule de son ami.

-J'y pensais même pas, putain, con de moi.
-Allons bon, je te pardonne pour cette fois. Faisons en sorte de trouver un claque pas trop cher, afin que je me vide les prunes un bon coup.

Les deux margoulins grimpèrent à l'arrière du canasson et trottèrent dans un concert de ricanements scabreux.



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Message  Le Roi des Cafards Dim 12 Nov 2017, 10:56


L’ambiance dépravée et sulfureuse du bordel vous montait dans les narines et vous prenait à la gorge aussi sûrement que la fumée âcre d’un cigare de mauvaise facture. Cet endroit empestait la débauche, le stupre et la luxure. Les travailleuses dégoulinaient d’un mélange sirupeux de maquillage et de sueur. Certaines paraissaient franchement enclines au passage à l’acte, voluptueuses et lascives. Les plus expérimentées, en l’occurrence, celles qui avaient un peu de bouteille, parfois même un peu trop malgré le fond de teint et l’éclairage rouge tamisé qui dissimulaient le plus clair des ridules et des imperfections. Puis il y en avait des plus jeunes, plus timorées. En fin de compte, on en trouvait pour tous les goûts. Des blanches et des basanées, des brunes et des blondes, des frileuses et des chaudasses, des continentales et des exotiques… Bref, il y avait de quoi satisfaire tous les appétits. Une offre vraiment étoffée, une palette de saveurs variée, à déguster en apéritif avec de la bonne gnôle ou en ripaille avec quelques accompagnements de verdure. Les clients, eux, n’avaient rien de bien distingué, pour la plupart des vieilles canailles vivant en marge de la légalité ou des ouvriers chanceux aux cartes qui venaient tirer leur coup en douce. Maurice n’était pas dépaysé dans cet environnement à la fois glauque et folklorique. Il se sentait chez lui, parmi les siens. Au milieu des mal-fichus, des ribauds et des ribaudes, à côtoyer aussi bien la peste que le choléra. Au pays des cafards, des blattes et des cloportes, il s’était toujours senti Roi. Un peu de pouvoir et de poigne suffisaient à son esprit mégalomane pour considérer toute cette foule-là comme ses potentiels sujets. Bien sûr, il n’avait plus grand-chose pour s’arroger ce titre, présentement. Mais il ne pouvait se débarrasser de ce vieux sentiment de supériorité qui l’étreignait en ressassant ses vieilles heures de gloire, quelques décennies en arrière.

La porte de la chambrée par laquelle il venait de sortir se claqua derrière lui, alors qu’il était encore occupé à reboucler son ceinturon avec toute l’impudeur du pacha qui se comporte comme si le bouge lui appartenait. Il avait payé deux tournées à la jeune donzelle choisie pour contenter ses besoins turpides. La première giclée avait été rapide, même un peu trop. C’était généralement le cas après une longue période d’abstinence, alors il ne faut pas trop s’en inquiéter. Le couvert n’avait pas tardé à être remis, peu après, en retour d’une allonge supplémentaire de pièces sonnantes et trébuchantes. Cette fois fut la bonne, et le vieil homme comblé était sorti avec la banane. La jeunette s’était pas trop mal débrouillé, tout bien considéré. Elle aurait pu faire mieux semblant de jouir, cependant, mais ça viendrait avec le temps et de la pratique. Du moins, si elle ne finissait pas balafrée à vie par un branquignole mécontent et frustré. Ou pire, évidemment. Personne ne se souciait vraiment des bagasses qui finissaient poignardées à mort dans les faubourgs, ni celles qu’on retrouvait au fond des canaux à la repêche du matin. C’était le lot de pas mal de cabrioleuses, malheureusement, et ça lui faisait un peu de peine à Maury. Depuis qu’il avait sa fille, il s’était un peu ramolli sur le sujet, il fallait dire. Après tout, en considérant le train-train de ces jeunes femmes, c’était pas vraiment le genre de vie qu’on souhaitait pour sa fille, évidemment, mais on était tout de même bien content qu’il y en ait d’assez désespérées pour emprunter cette ligne de métier. Le plus vieux du monde, disait-on. En tout cas, malgré une prestation qui aurait pu être par bien des manières enjolivée, la petite avait un jolis minois et des formes plutôt généreuses. Il n'en demandait pas plus.

Du coin de l’œil, il vit une silhouette balaise quitter un des fauteuils du coin de la salle et marcher en sa direction. Benny semblait avoir fini avant lui, certainement moins gourmand qu’un type qui venait de passer sept printemps cloitré au placard.

-Alors, c’était bien ?
-C’était au poil, Benny. Viens on se tire, il fait chaud là-dedans. Je suis à peine sorti, alors je veux profiter au maximum du grand air.

Ils quittèrent la maison de tolérance de ce pas, se frayant un passage dans la masse grouillante de consommateurs avertis. Au comptoir, on trouvait les plus timides qui buvaient pour se donner du courage et les ivrognes qui vidaient rhum sur rhum en sachant très bien que leur érection prochaine en pâtirait. Puis il y avait ceux qui négociaient avec les demoiselles, quitte à se faire jarter par les videurs s’ils devenaient trop pressants. D’autres types se contentaient de faire de la flanelle, sans avoir vraiment l’intention de consommer sur place.

Tout en se faufilant vers la sortie, Panzer se tourna vers son acolyte dans un sourire moqueur.
-Tu sais à qui je pensais, là ?
-Non, Maury. Tu pensais à quoi, dis ?
-Ce bon vieux Johnny Bile-Froide. Il écumait en permanence tout un tas de maisons de ce genre. Cet enfoiré se prenait pour le loup blanc des bars à pute du continent. La vérité, c’est que ce type était un sacré nigaud. On disait toujours qu’il saurait pas trouver une chatte dans un bobinard.
-Ah merde, je me souviens. Mais je croyais que tu l’appréciais, ce salaud-là.
-Ouais, je l’aimais comme on aime la colique. Jamais pu me piffrer cette enflure en réalité, mais je prenais sur moi. C’était pas dans nos intérêts, à l’époque, de lancer un conflit ouvert avec la bande de Bertold le Sinistre.


Une fois dehors, Benny ne fit pas exception à ses vilaines habitudes et se grilla une cigarette. On approchait à peine midi, mais ça devait déjà être sa quinzième de la journée. Il en offrit une spontanément à son patron, qui se pencha pour la gober entre ses lèvres craquelées de gerçures. Benny fit jaillir une flamme d’un briquet et la clope s’embrasa. Ils prirent le temps de regarder passer les gens depuis le trottoir et de se délecter des regards fuyants qui leur étaient adressés.

-Tu sais à qui elle me faisait penser, la petite que t’as emmené en privé ?
-Non. Dis toujours.
-Je te connais assez, Panzer, pour savoir que tu sais parfaitement à qui je fais allusion.


La dernière phrase de Benny tira au vieux malfrat un rictus nostalgique.
Il n’avait pas tort et visait sacrément juste. La gamine lui avait rappelé une de ses régulières, celle dont il était le plus fier. Une vraie perle. Goldie, c’était son petit nom. Quelle chic fille, bon sang. Une femme bien affectueuse pour peu que tu avais un peu d'amour en carat à lui donner, une croqueuse de diamants assumée qui avait plumé plus d'un homme. Une de ces poulettes comme on n’en faisait plus. Goldie c'était un pétard, comme on disait dans la rue, pas comme toutes les autres radasses, harpies furieuses et acariâtres. Non, elle avait de la classe. Mais attention, c’était aussi une vilaine manipulatrice, plus venimeuse qu’un serpent. Elle avait fini par se jouer de lui, aussi, comme des autres. Mais étrangement, il ne lui en avait pas tant tenu rigueur que ça.
Il connaissait la valeur des diamants et il n’avait pas eu le cœur d’abimer ce joyau. Des moments de compassion de ce type-là, d’une telle miséricorde, il en avait eu très rarement et elle pouvait s’estimer heureuse. Pour tout vous dire, Maury n’avait pas ce qu’on pourrait appeler la fibre empathique. Au-delà de ceux qu’il considérait comme sa propre famille, son clan, sa borgata, la vie des uns et des autres ne lui importaient pas un cuivre. Après tout, lorsqu’il posait le regard sur sa fille, belle et pleine de fougue... comment le reste des Azerothiens pouvait comparer à ses yeux ? Il aurait remué ciel, terre, puis creuser un tunnel dans les enfers s’il avait dû, pour garder sa môme en sécurité. Paradoxalement, il n’avait jamais émis l’idée de l’écarter du milieu dangereux de ses affaires criminelles. Pour lui, la question ne se posait même pas. La truanderie, c’était dans leurs gênes. Une sorte d’héritage familial bien discutable, vous en conviendrez. Il avait beau être cerné de contradictions et de paradoxes, le vieux loubard s’en fichait pas mal. Les questions existentielles ne lui traversaient que rarement l’esprit, pour ainsi dire. Alors non, il n’était pas du genre à lambiner. En définitive, il était le genre d’homme avec des idées plutôt arrêtées sur énormément de sujets. Mais dans sa matière, son œuvre et sa profession, il opérait ses affaires avec une maestria qui confinait parfois au génie. Et puis, d’autres fois, il se plantait lamentablement.
Le jour où il s’était fait arrêté, par exemple.

Une attaque de convoi en plein Hurlevent, de nuit, qui avait tourné au vinaigre. Un coup qui aurait dû rapporter gros. En vérité, le plan avait été fomenté au poil de cul près. Mais une variable avait coincé, un bâton pernicieux s’était glissé dans l’engrenage parfaitement huilé de la stratégie élaborée par Panzer. Un de ses propres membres les avait trahi, eux tous. Un frère. Un ami. Henry Furnham, dit la Fournaise pour sa tendance à fulminer comme un chaudron lorsqu’il était en rogne. Le Service des Enquêtes de la Garde avait tenu pendant un temps cet abruti par les couilles, et il avait fini par passer un marché avec eux pour éviter la taule. En échange, il avait donné ses copains.
Le regard de Maury s’assombrit tandis qu’il tentait de voir à travers la brume des volutes de fumée qu’il crachait devant lui. La seule chose qui puisse le faire gamberger, c’était bien ça. La trahison d’un être cher. Une discussion lui revint en mémoire, quelques années plus tôt. Plusieurs jours après sa mise aux fers, lorsqu’on lui avait autorisé une visite de celui qui s’était présenté comme son avocat…




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Message  Le Roi des Cafards Dim 12 Nov 2017, 10:56


7 ans plus tôt...


La pièce était exiguë, quatre mètres sur cinq tout au plus, pour une atmosphère confinée au possible. Une table branlante dont les pieds avaient été grignotés par les rats pour n’en laisser que des moignons, et deux chaises en fer très inconfortables qui vous donnaient la nette sensation d’avoir brusquement changé de bord, si mon humble lecteur comprend où je veux en venir. Très certainement un endroit de la prison qui ne servait que rarement et qu’on avait bien voulu leur refiler de bonne grâce pour leur petite conversation. Quoi qu’il en soit, c’était dans cette chambre stérile, aux murs grisonnants, avec pour seule source de lumière une petite lucarne sur le ciel Hurleventois, que Maurice et Nero conversaient avec gravité. En réalité, ce dernier n’avait rien d’un avocat. Il avait cette dégaine particulièrement louche, entre le mercenaire saisonné et le capitaine d’un navire pirate. En définitive, il ne leurrait personne. Mais ils s’étaient arrangés pour graisser la patte de quelques gardiens corruptibles. Le prix avait été élevé, mais la rencontre nécessaire. Après tout, c’était certainement la dernière fois avant un certain temps qu’il aurait l’occasion de voir une trogne familière.
Ils avaient déjà eu le loisir d’évoquer le désastre de la situation : entre son arrestation, la trahison d’un des leurs, les services de l’urbaine qu’ils allaient avoir sur le dos et puis les bandes rivales qui profitaient de cette fenêtre d’opportunité pour leur tomber dessus… Les margoulins encore à l’air libre n’auraient pas d’autre choix que de partir en cavale et de se mettre au vert, au moins pour un temps. En attendant que la pression retombe. Et ça pouvait prendre des années à retomber.
Maury écumait de rage, la mâchoire fortement crispée, ses deux poings carrés rassemblées au centre de la table. Il était tellement en ébullition, furibond, qu’il aurait pu sans doute briser les chaînes des menottes attachées à ses poignets. Il ressassait, encore et encore, en boucle, la trahison de Furnham. Nero, en face, ne pouvait qu’acquiescer et subir les longues tirades enflammées de son patron.


-C’est un vrai bordel, Nero.
-On s’est fait avoir mais personne ne l’a vu venir.
-On a été con, voilà tout. Fait plusieurs jours que je cogite, t’imagines bien. Et ça me retourne le cerveau, cette histoire. Je cherche à savoir comment j’aurais pu éviter ça. Je fouille et je trifouille ma mémoire à la recherche des signes annonciateurs… Mais je vois rien, mon pote. Puis je pense à mon père. Qu’est-ce qu’il me dirait, là, s’il était encore de ce monde ? De son temps, le bas-monde avait ses valeurs. Les bandits, les voyous, la racaille, les tueurs, criminels et maraudeurs. Il y avait un code. Maintenant, il n’y a pas de foi, pas de loi. Aucun honneur chez les voleurs. Les gens de la trempe de mon paternel, ils avaient une mentalité différente. Avec ses plus proches larrons, il a construit quelque chose qui a du sens. Une bande modeste, mais solide. Qui nous a rempli les poches, mais plus que ça, elle nous a donné un foyer, une famille.  Une cause. Quelque chose de précieux, tu m’entends ? Nous, les misérables et les dépossédés, on avait enfin quelque chose qui nous appartenait. Avec une âme, du cœur. Mais ces trucs-là finissent par se perdre quand on les entretient pas. C’est comme une plante que t’arrêtes d’arroser, elle finit par faner et les pétales pourrissent. Il te reste quoi à la fin, si ce n’est que des grains de poussière. Les hommes deviennent cupides et ils oublient qui ils sont vraiment, d’où ils viennent. Peut-être qu’on a perdu de vue ces idéaux. Pas complètement, Nero, mais juste assez pour ne pas voir venir le coup en traître. La plaie est encore fraîche et il est encore tôt. Mais putain, même après cinq ou dix ans de cabane, je suis pas sûr que je serais moins en rogne contre ce salopard. Il a trahi nos principes, tout ce quoi on croit. Les règles de base, il a marché dessus. Il s’est essuyé les sabots crades qui lui servent de pompes sur le paillasson de notre confiance. Il devrait avoir honte. Un homme n’agit pas comme ça, pas quand il a les couilles d’un vrai mec. Quand les choses tournent mal, il faut encaisser. Serrer les dents, faire de la taule, c’est le contrat. Tu prends la branlée pour ton pote, t’endures, mais tu t’allonges pas. Jamais. C’est ce qui donne du poids à ta parole, ton honneur. Et c’est ce qui te mérite le respect, pas question de trahir qui t’es.  Sans ça, tu vaux pas un furoncle sur le cul d’un elekk. Depuis combien de temps on fonctionne comme ça, hein ? La bande de mon père avant nous. Et ce qu’on a perpétué ensuite. Il y a eu des hauts, des bas, je le concède. On est loin d’avoir fait ce que je voulais qu’on fasse. Mais il y avait l’honneur, tu entends ? La parole, le serment. Tu prends pour toi, tu craches pas. C’est les règles de base. Et on survit grâce à nos règles. Alors quel genre d’enfoiré baise son meilleur ami, comme ça ? Si les choses avaient tourné comme il l’entendait, on aurait tous fini au fond du seau. J’ai pris pour vous autres, mais je m’en vanterais pas. Il en aurait été autrement, t’aurais fait pareil. Les autres aussi, j’en doute pas une seule seconde.
-Pour sûr, Maury. Pour sûr…


Panzram renifla sèchement en reculant dans sa chaise, le menton levé, le regard dressé vers le plafond. Ses yeux gris se voilèrent d’un linceul amer.
-C’était mon ami. On a fait nos classes ensemble, pour l’amour du ciel, depuis l’époque où on tournait en rond autour de l’orphelinat, à emmerder les nonnes. Nos premières arnaques, nos vols à l’arrachée sur les marchés des canaux. Et la première guerre, on était sur le même front. Entre nous deux, c’était lui le plus patriote. La hargne avec laquelle il s’est battu. Comment est-ce qu’on perd cette niaque, dis-moi ? Cette rage de vivre. Je sentais qu’il était prêt à mourir pour moi, et c’était réciproque.
Il s’interrompit, laissant planer un temps de silence propice à sa réflexion furieuse, trahie par le manège névrosé de ses phalanges qu’il contractait puis décontractait.

-Il faut qu’il parte. Peu importe ce que ça nous coûte de le retrouver.
-Il est sans doute déjà bien loin, Moe.
-Peu importe le temps que ça prendra. Je veux qu’il mordre la poussière. Demain ou dans quinze ans. Dans ce monde ou dans le prochain. Il finira par le regretter chèrement.


Un cognement sourd contre la porte du parloir vint suspendre leurs tribulations revanchardes. Il était l’heure pour eux de se quitter. Sans un mot, Nero quitta sa chaise et contourna la table pour venir se poster auprès de Maurice. Ce dernier s’érigea avec lenteur. Les deux hommes se toisèrent longuement. Deux regards vitreux et durs, derrière lesquels se planquait une émotion toutefois palpable. Ils s’étreignirent une derrière fois.

-Prends soin de toi, Panzer. Même à l’ombre, tu t’en sortiras comme un chef. Après tout, t’es le dernier des connards. Et tu sais ce qu’on dit sur la taule ?
-Le mitard, c’est pour les connards. Je sais, t’en fais pas pour moi. Prenez soin de ma fille, dehors. Je pourrais pas être là pour elle, et ça me fend le cœur.
-On prend soin de la famille. Toujours.


Nero inclina décocha un clin d’œil humide à son vieil ami avant de tourner les talons pour quitter la pièce. C’est alors que Maurice l’interpella, la voix presque enrouée.
-Hé… Pour ma fille. Dis-lui aussi…
-Ouais, Maury ?
-…Dis-lui que je l’aime.




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Message  Le Roi des Cafards Dim 12 Nov 2017, 10:57


De nos jours...


Comme tous les matins en jour de semaine, l'activité du port était effervescente. Panzer prit le temps d'apprécier le spectacle particulier de ce véritable essaim de fourmis travailleuses, essentiellement composé de manutentionnaires crapahutant péniblement d'un bout à l'autre des quais. Les pauvres étaient pliés en deux sous le poids de grandes boîtes qui manquaient de les faire crouler en permanence, leurs veines gonflées par l'effort et la peau cramée par un soleil cuisant qui frappait aussi fort qu'un coup de massue. En parallèle, les navires effectuaient leur ballet habituel. Certaines embarcations étaient sur le départ, l'ancre levée et la voile déjà gonflée par le vent, pendant que d'autres débarquaient à peine ou déchargeaient leur précieux cargo. L’œil acéré du truand repéra même une petite brigade de l'urbaine en train de vérifier la cale d'un bateau commerçant. Un sourire presque nostalgique ourla les lèvres de Maurice en repensant aux nombreux pots-de-vin qu'il avait versé à des gardes pour qu'ils regardent ailleurs et évitent précisément ce genre de fouilles impromptues. La belle époque. Cependant, il avait entendu dire en geôles que les gardes devenaient de moins en moins corruptibles. Mauvaise nouvelle pour les gens de sa trempe, de toute évidence, mais il attendait de le voir pour le croire.

Maury poursuivit sa promenade, foulant de ses bottes en cuir les pavés visqueux des quais. Sa ballade n'avait rien d'anodine. Même après sept ans à l'ombre, il n'avait pas besoin de faire du tourisme. Non, il était ici pour une raison précise. Un contact à rencontrer. Un vieil ami, presque. Pas totalement un ami, car le concerné était un vrai requin en affaires. Et puis, par-dessus le marché, le bougre n'entretenait aucune réelle amitié avec qui que ce soit. C'était ce que Maurice suspectait, du moins. Il n'était pas un tendre lui-même, mais il avait sa famille, ses proches, de quoi lui donner un soupçon d'humanité. Gresham, car tel était le nom de son contact, en revanche, et malgré un entourage toujours présent et affriolant, évoluait parfaitement seul en ce monde, avec pour uniques compagnes son ambition démesurée et son appétit insatiable pour l’opulence. Pour autant, il s'était révélé être un parfait associé en affaires, et c'est tout ce qui importait aux yeux du vieux criminel. Tant que chacun y trouvait son compte, après tout, pourquoi remuer la merde?
En revanche, ce qu'il ne pouvait pas supporter, c'était bien son haleine d'épouvantail. Pour puer du bec, il chelinguait, le bougre ! A croire qu'il avait une chaise percée dans l'estomac. Enfin, il fallait faire avec. L'appât du gain et le sens du commerce de Maurice lui permettaient d'outrepasser ces légers désagréments.

Une goélette à hunier était amarrée à l’autre bout du Port.  De taille raisonnable, ce qui dénotait des ressources de son propriétaire, le bateau transportait des vivres de première nécessité à destination des Iles Brisées. Un homme au teint légèrement hâlé, appuyé contre le bastingage, se redressa à sa vue. Le grand escogriffe, en s’érigeant, montra tout de sa longue silhouette décharnée et son ossature saillante. Il lui fit signe en agitant distraitement la main. Malgré la distance, Maury reconnût instantanément son contact. Parsembleu, on aurait dit qu’il n’avait pas pris une ride, le salaud. Comme d’ordinaire, il était vêtu avec extravagance. Une cape violacée des plus bigarrées, d’un violet éclatant, gonflait dans son dos, tandis que Gresham traversait le ponton pour rejoindre Panzer sur le quai. Le reste de sa tenue était chamarré de couleurs toutes aussi éclatantes, mais parfaitement dans les mêmes tons. Car en dépit de l’apparente extravagance, il n’y avait en réalité dans ses apparats pas le moindre soupçon de folie.  En effet, ses parures semblaient parfaitement agencées entre elles, sublimées par le soucis d’une coordination impeccable dans la gestion des teintes et des tailles, évidemment conçues sur mesure. Une extravagance travaillée, donc. Au millimètre près.

Les deux hommes échangèrent une poignée de main robuste pendant qu’une vague particulièrement vicieuse venait lécher les abords du ponton, projetant dans les airs et sur le duo une pluie inégale d’embruns aux relents iodés. Ils ignorèrent tous deux cette mouille vivifiante. Pendant qu'ils se serraient la pince, des sourires commerciaux éclairaient leurs visages parfaitement rodés à l'exercice. Celui de Maury, cependant, avait quelque chose de plus jubilatoire, de presque exalté.
Enfin, il allait pouvoir reprendre les affaires.
Ça lui avait manqué.
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