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De frêne et d'orme

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De frêne et d'orme - Page 2 Empty Re: De frêne et d'orme

Message  Souvenir Ven 13 Oct 2023, 13:08

Vingt-cinquième offrande
Un manteau noir


«J’ai rêvé d’un pays où tout était noir,
noir non seulement au dehors;
noir, noir jusqu’à l’os, jusqu’à la moelle»

Je fumais au bord du lac et la nuit était toujours pleine. Sa couleur était celle de la drôle de mélancolie qui me pressait le cœur entre les côtes, et celle que j’avais brisée me lançait encore avec l’insistance de la guérison entamée, de l’os travaillant à restaurer sa propre intégrité.

La fumée s’élevait bleue dans le noir. C’était Mouche qui me l’avait laissée. Je ne l’avais pas remerciée, mais elle avait compris : le geste valait tous les mots que la nuit n’aurait pas su porter. L’espace d’un instant, une compréhension mutuelle et universelle. Fugace dans un bref échange, disparue à jamais avec le cran suivant de la roue du temps.

J’avais la nostalgie de choses que je n’avais jamais connues, ou peut-être il y a longtemps, dans une autre vie; quand j’étais quelqu’un d’autre, et que j’avais d’autres aspirations pour me porter, et d’autres rêves aussi.

Je me rappelais d’Ombrelune, cette autre nuit, irréelle par son intensité, songée, embroussaillée de tant d’étoiles que les astronomes en deviendraient fous. Je ne me suis jamais lassée de l’absence du jour; peut-être suis-je une créature de la nuit, moi qui ne trouve grâce qu’aux lieux les plus abscons, les plus improbables, et surtout ceux où le temps peine à étendre son emprise, où les cycles circadiens s’estompent et se dérèglent. Ombrelune, le Bois, Sombrelune : le Soleil n’y brille jamais. La nuit n’aveugle pas, manteau feutré d’ombres, elle n’impose pas la régularité de formes strictes, elle ne dépeint pas les couleurs comme les rayons solaires. Dans le noir, tout peut changer et se faire autre. Dans le noir, on ne juge pas des semblances, des races, des sentiments. Ni des actes.

Bleu sur noir, au parfum des herbes fumées. La mélancolie d’un autre monde, la plus grande des aventures. Celle des destins perdus, aussi. Les fils coupés d’existences que je n’ai pas su retisser.
L’eau clapotait doucement, timide ressac bousculé par le chahut des cascades. Aux remous de la mémoire, quelques visages s’enchaînant, une main dans la mienne. Le grondement des tempêtes, là-bas, au loin, barrant encore l’horizon d’un avenir pas encore éclairci.

La simplicité de la vie à bord avait aussi ce goût-là. «Nous prenons le thé ?», demandait Sam, et les cris sauvages quand nous avons éperonné la Dernière plainte, et le fracas de notre proue qui éclatait avait les grincements lugubres du bois qui cède.

Un poison en vaut parfois un autre; je fume, avec la morosité au cœur, je fume le spleen qu’une autre vie m’enjoint à consumer, et ces volutes qui s’élèvent, elles sont le dernier avertissement que j’envoie aux tempêtes.
J’arrive.
Souvenir
Souvenir


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Message  Souvenir Jeu 02 Nov 2023, 11:53

Vingt-sixième offrande
Le pain des Morts


J’avais au cœur le goût songeur d’une mélancolie vespérale, automnale, au long des allées soignées. J’avais avec moi les quelques vivres tout spécialement préparées, par trois exemplaires chaque, l’heure bleue dans les yeux, et aux oreilles, de loin en loin, en échos ricochant sur les pierres, la musique allègre que l’on jouait pour les morts.

L’heure était bleue et le cimetière fleuri d’orange. Partout, les éclats ardents, ambrés, pour tromper la tristesse, la solitude, et le deuil; ironique alors, que j’avais dérobé cette couleur pour m’en faire le fanion, le fanal au vent, la couleur que je porterai haut, la nuance qui serait pour moi celle de la vie, du défi, l’ambre de mon audace, de mon arrogance, aussi.

Je ramasse un chrysanthème à une tombe dont je ne me préoccupe pas de lire le nom inscrit. Rien de plus qu’un bref égard, de quelques pétales envolés, trop fatigués d’avoir déjà porté le respect des affligés.
L’air est frémissant, tremblant de mouvements invisibles, de choses inaperçues, la sarabande démente des revenants qui se glissent dans les failles de l’épiderme trop fin de la réalité. Le bruissement à peine décelable de mille pas au rythme de la musique, tout juste entendue, les vibrations trop irréelles pour que les dalles ne les étouffent.

Je ne les vois pas, mais je me faufile entre eux sans en traverser aucun; dans la petite allée, l’atmosphère a la quiétude du vide et de l’absence. Deux des tombes, pourtant, sont gravées de leurs propres noms : tout au plus, en réalité, de quelques initiales qui ne portent qu’un sommaire souvenir, E.B., G.E., comme d’anciens amis, doucement oubliés dans le passage d’un temps coulant épais comme du miel. J’y laisse le pain, et les pétales, et la modeste lueur des bougies à la cire d’azur, plantées dans les soucoupes à l’émail ébréché.

La troisième, elle, est frappée de sa dénomination en toutes lettres, Lomack Lunécarlate, dit-elle, et c’est à ses côtés que je laisse les deux sabres plantés dans la terre, de part et d’autre, vertical hommage. Et c’est sur sa dalle polie que je m’allonge, et que je songe à un temps qui n’est plus, et à un âge qui commence.

La mélodie lointaine s’estompe, dans le ressac d’une respiration, d’un souffle immatériel.
C’est une autre voix, un autre fantôme, étendu là à mes côtés.

Et l’on me prendra à sourire à la nuit nue, et sous le couvert du vent, répondre.

«Je m’en souviens.»
Souvenir
Souvenir


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Message  Souvenir Jeu 07 Déc 2023, 11:18

Vingt-septième offrande
Une perle de nacre blanche


Les étoiles au-dessus de moi, cette fois, sont peintes.

Ce ne sont guère plus que quelques points d’une peinture écaillée, quelques touches de bleu, de rouge, de jaune bien sûr. C'est le ciel nocturne que l’on ne voit jamais, ici sur l’Île, et il va dérivant vers un crépuscule rougeoyant, mouchetés de nuages rosés, dont les courbes accompagnent l’arrondi du plafond de bois.

Je le fixe obstinément comme si sa vision allait atténuer, diminuer, la douleur intense qui me ronge de l’intérieur comme un mal sournois et incurable. Comme si ces quelques touches de couleur allaient dissoudre les images sanglantes qui ne lâchent pas mon esprit comme des molosses sur la piste d’une proie.

L’image grotesque et déformée d’un général des forestiers, mes deux lames plantées dans le dos, et sa revanche, son revers mortel. Et la rage, fracassée en un millier d’éclats par un dernier souffle rendu, à voir les flèches hérissant, comme une pelote d’épingle, le corps de…

Souffle court, la dichotomie étouffante que mon corps et mon esprit n’arrivent pas à concilier, les faits et la raison, les rêves et les sensations. Le goût du sang qui ne s’efface pas même face à la plus forte des liqueurs, la peine profonde qui a remplacé la fureur fauve, il n’est pas mort, il n’est pas mort. La douleur infernale qui me tord les entrailles, comme si la mort guettait encore son heure, avançait encore la main pour s’emparer de son dû.

Et la prophétesse qui hurlait, hurlait, hurlait à la mort, car l’histoire devait suivre son cours, car la vision ne pouvait pas dévier de son schéma préétabli, car nous devions mourir.

Et je n’ai pas hésité.

Au devant du plus grand des dangers, face au plus dangereux des ennemis. J’ai fait face dans un combat perdu d’avance, affronté l’un des plus grands forestiers. «C’est un rêve», a dit Bleys, mais la souffrance qui me dévore ne s’est pas éteinte, et que devient le sang perdu dans les rêves ? Existe-t-il, quelque part en Quel’thalas, le souvenir vermeil que notre sacrifice a laissé à la terre ?

«Tu n’as absolument rien» a été le diagnostic, et pourtant, pourtant, je sens encore la hampe et la pointe de la flèche enfoncées dans mon abdomen, les muscles déchirés et l’hémorragie comme un torrent, et la profonde entaille qui avait été la dernière, à peine plus haut. Des cicatrices qui n’existent que dans mon esprit, car il n’y a pas la moindre trace du sang répandu.
Mais il s’est prêté au jeu, et les brumes tissées, infiltrant les endroits indiqués, ont bel et bien effacé la douleur, dénoué les muscles, apaisé les tensions. Et son visage s’est lissé tout à coup de toute trace d’humour, de voir son art soigner des plaies qui n’ont jamais existé, et il a quitté la roulotte troublé.

Un mal pour un bien; l’existence préservée du gilnéen n’amène pas souvent de questions sans réponses, mais en voilà bien une qui occupera son esprit davantage que la lecture, au demeurant hasardeuse, des feuilles de thé.
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