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Le Lion et la Vipère

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Message  Jaëlil Jeu 20 Mai 2010, 21:35

C'étaient les dents.

Elle harnachait son cheval en y songeant. Les dents, oui; elle aurait su fermer sa gueule, elle n'en serait pas là. Elle laissait sa tante jacasser en rôdant autour d'elle, qui lui disait tout ce qu'elle était déçue, qui lui récitait tout ce qu'elle aurait pu être si seulement elle n'avait pas eu la tête aussi dure. Comme pour illustrer la mauvaise humeur de celle qui l'avait élevée comme une fille -A défaut de la sienne tout à fait- elle ne l'écoutait pas. Elle l'entendait, certes, mais elle prêtait moins d'attention à ses jacasseries qu'aux murmures des vents et à ce qu'ils pouvaient dire. Le désert était aussi calme qu'un autre bon jour. Un jour pour partir. Elle rajusta la sangle, vérifia ses bagages. Se tourna vers sa tante, et sourit de toutes ses dents trop pointues, un trait qu'elles partageaient. La femme la gifla, cracha à ses pieds, se détourna sur une injure. Ce fut leur au revoir, et la preuve que, malgré tout, sa vieille tante l'aimait.

C'étaient les dents. Trait de famille. Elle, comme son père, comme sa soeur à lui. Ce n'était pas qu'ils étaient des parias. On ne respecte pas autant les parias, même si ce respect venait de la peur avant de venir du mérite. C'était juste que quelques uns, les vieux, se souvenaient d'où venait ce sourire. Ces mimiques. Ceux qui ne se souvenaient pas le savaient d'instinct, le devinaient, ou ne l'aimaient pas. Elle était encore une fillette qu'elle le savait déjà, même si avec eux, c'étaient les silences qui parlaient avant les lèvres.

Sa tante détestait montrer cette marque, même s'il y en avait d'autres, moins aisément visibles, mais moins dissimulables. Elle se cachait derrière les tissus, elle se cachait derrière ses esprits, ses invocations, ses secrets. Mais personne n'était dupe. Elle en faisait presque une honte, même si elle disait que c'était par respect. Elle, elle faisait mine de ne pas même remarquer l'existence de ces marques. Par ironie. Elle savait parfaitement. Elle pesait tout à fait leur poids sur leurs « congénères ». Son père avait su lui inculquer ça, dans le peu de mots qu'ils s'échangeaient. Ils étaient proches, bien plus proches que le peu d'échanges tangibles qu'ils avaient pouvait le montrer. Sa tante ne disait pas très, elle disait trop. Ils se savaient, simplement. Se connaissaient. Entendaient l'âme de l'autre. Davantage comme des amants que comme des parents. Trop proches, oui. Elle savait qu'il la regardait, au loin. Qu'il avait le coeur fendu à voir la silhouette lointaine et noire sauter sur sa monture et tourner bride. Il n'avait plus besoin de regarder pour savoir qu'elle ne se retournerait pas.

Elle lui écrirait sans doute. Et peut être même qu'elle enverrait les lettres un jour. Peut être qu'elle en ferait autre chose.

Le voyage fut long, passablement ennuyeux. Pour qui y avait grandi, le désert avait des secrets, des mystères et un défi que les plaines plus herbeuses, voire les forêts, n'avaient pas. La chasse y était plus aisée, les proies étaient moins vives, la peau était plus tendre. L'ombre et la moiteur rendaient mous. La véritable épreuve, l'instant le plus difficile du voyage, ce fut les gens. Elle avait beau aller au hasard, n'ayant pas de but ou de destination, elle finissait toujours par croiser une ville. Et elle s'en approchait, poussée par deux instincts. Celui de la meute, qu'elle avait malgré tout, et celui de la chasse, qui la possédait surtout. Elle pensa à sa tante, alors qu'elle jugeait les regards sur elle. Les premiers étaient appréciateurs, ça, elle le savait d'avance. Depuis le jour où elle avait coupé les bandes qui se voulaient retenir ses formes naissantes, elle savait qu'elle allait être une femelle dans les yeux des autres. Mais les étrangers devaient sentir, eux aussi. Même s'ils ne devaient pas comprendre, eux. Les dents. Ce qu'étaient les dents.

Quand elle riait aux éclats, les autres riaient moins. Quand elle souriait largement, ils avaient une lueur qui se faisait jour au coin de leurs yeux. Quand elle claquait de la langue, il y en avait toujours un pour sursauter. Un peu. Elle se faisait aisément une place. Elle savait sourire, se couler, se glisser, serrer près d'elle le plus faible pour le réchauffer, qu'il lui ouvre son nid. Mais ils se doutaient toujours un peu. Personne ne l'avait jamais regardée comme on regarde quelque chose de beau et de doux. Vipère, t'as le coeur d'une vipère, lui disait sa tante. Son père préférait dire celui d'un chat. Mais félins et reptiles ont le même regard et la même cruauté, la seule différence est la chaleur de leur sang. Ils se comprenaient. Lui était un lion, fier, farouche. Sa tante une hyène, moqueuse, mordante, mais excellente chasseuse. Et elle, jamais de collier, encore moins de laisse. On ne met en laisse ni les chats ni les serpents, alors les deux lui allaient.

Un petit groupe avait finit par passer outre son sourire pour lui ouvrir leur nid et leurs aventures. Ce qu'ils faisaient, et pourquoi, elle ne s'y était pas intéressée -Elle ne s'y intéressait jamais. Mais elle devait partir, et il n'y avait qu'un problème à ce fait, le bateau. Elle devait prendre le bateau pour changer de terre comme promis, comme dû. Chose qu'elle n'aurait jamais faite une seconde fois après la première, si le navire n'avait pas été lourdement armé et protégé de beaucoup, et qu'elle n'avait pas trouvé de garde personnelle, quand bien même ils ignoraient avoir été nommés à ce poste. L'idée de quitter le continent lui plaisait, ça n'était pas la distance, ni les flots qui la dérangeaient, mais, elle qui aimait tant voir le ciel au dessus de sa tête et avoir l'horizon comme seule ceinture passa le voyage terrée comme un fauve blessé dans un fond de cale. Ils se moquèrent, ils encouragèrent, ils étaient près d'elle. Comme si elle était déjà l'un d'entre eux. Malgré les dents. Ca elle savait faire, créer le lien. Enserrer de sa présence. Passé les premières impressions et les crocs. Au soir où ils débarquèrent, elle les abandonna, pour reprendre son errance hasardeuse. Sans un mot, sans un regard. Un dernier sourire, plein de ses dents. Elle vola un cheval, puisqu'elle avait perdu le sien, et chevaucha droit devant. Elle avait oublié leurs noms au lendemain.

A remonter le port, elle trouva des marais, à fuir les marais, elle trouva la neige. Si le froid aurait dû la faire au moins autant pester que l'humidité, ce sable fondant, délicat et aveuglant la laissa figée d'admiration. Le cheval gronda avant elle, et elle se décida à tourner bride vers la cité, qu'elle chercha longtemps avant de comprendre qu'elle était nichée dans la montagne, au coeur de la pierre. Des Tarides, elle était parvenue à Forge-Fer, et décida d'y suspendre son errance, au moins le temps de trouver le moyen de contrer l'enchantement retors que la neige avait jeté sur elle. Elle laissa filer quelques jours, avant de commencer à défaire ses lourds bagages, qui contenaient peu de choses. L'âme de la cité était rude, hostile, carrée. Terreuse. Ca lui convenait.


Alaba,

Tu n'aimerais pas où je suis. Les gens y sont petits et ils s'enterrent dans les montagnes, ils veulent se cacher en hauteur. Ils abritent du feu et font saigner la terre, non, tu n'aimerais pas je sais. Mais tu aimerais encore moins toutes ces machines qu'ils construisent. J'ai pris le bateau pour y aller. Le voyage a été calme, je t'assure, il n'y en avait pas d'entre eux. Personne ne m'a approchée. C'est grand, c'est très grand ici, et c'est blanc. Ca tu aimerais comme moi. Ca fait plisser les yeux et ça rend la nuit encore plus claire qu'en Silithus. Je t'en enverrai bien un peu, mais ça ne tiendrait pas. Leurs bêtes sont plus rudes que dans les plaines, leurs femmes sont moins grossières, ça me convient. Ils m'amusent à me trouver noire, je suis comme un flambeau à l'envers quand je me tiens debout sur leur neige. C'est comme ça qu'ils l'appellent. Ils font des contes aussi, je t'en écrirai un s'ils en disent sur la neige. Tu le répèteras à ta soeur, elle sera contente et les petits avec. Les races se mélangent là où je suis, ça tu n'aimerais pas non plus. Je t'ai obéi, je n'ai pas caché ton nom, mais je ne t'ai pas menti, je t'ai laissé celui que tu m'avais donné quand je suis sortie du ventre. Ils m'appellent Vespérale, ils disent que c'est pour la couleur et l'attitude. J'ai trouvé ça beau, alors je l'ai gardé. Ils disent qu'ils me trouvent mystérieuse, aussi. C'est idiot. Le mystère ça ne se porte pas sur le visage. 

Tienne.

Elle relut sa lettre, sourit, la froissa pour l'envoyer au feu, songeant à sa vieille tante. Peut être qu'elle saurait lire les cendres, si un vent se décidait à les lui porter. Elle s'étira, se roula en boule, cherchant la chaleur cuisante du feu à ses côtés. Comme un chat. Noua autour de son poing le vêtement de son père, cherchant son odeur. Apaisante. Elle l'abritait dans un cocon. Il pensait à elle, elle pensait à lui, ils étaient ensemble à nouveau, comme toujours, malgré la distance. Les jours étaient sans rêve, les nuits passées à errer dans la neige. Aucun but, aucun poids. Seulement la chasse et le sourire. Le reste finirait par venir, puisque ça l'avait déjà attrapé, une fois. Elle n'était ni pressée, ni effrayée. Les choses arrivent, on ne peut pas les tirer ni les repousser, alors autant les attendre en légèreté.

Ca revint, en effet, plus tôt qu'elle n'aurait aimé. Elle n'avait pas encore usé tout l'attrait de la neige et du sang des loups, quand son vêtement se prit dans l'engrenage. Les dents.
Jaëlil
Jaëlil


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Message  Jaëlil Jeu 20 Mai 2010, 23:47

Sept.

Elle en comptait sept pour l'instant. Ses jambes, elle ne les sentait plus, ses hanches, elle les sentait trop. Arrivait un huitième, ce qui lui tira un rire qui sonnait mou et éraillé. Tous ceux qui entreraient ici étaient des ennemis, elle le savait. Le bois lui avait dit. Les arbres coupés avaient vu tant d'horreurs et bu tant de sang qu'ils avaient une voix qu'elle ne pouvait ignorer. Elle avait essayé, au début, maintenant elle se concentrait sur ces voix. Ils contaient des horreurs étrangères. Des choses qui la faisaient rire. Elle voulait rire de maintenant, aussi.

Quinze. Elle avait quinze ans. Sa tante estimait qu'à présent qu'elle était une femme, puisqu'elle saignait, elle se devait d'être instruite aux manières des femmes. C'était assez curieusement dit, puisqu'elle n'avait été instruite par personne, mais sa tante avait l'art de créer des traditions, aussi, on suivait, et elle n'échappa pas. Elle en était curieuse. Sa tante lui avait confié quelques secrets qu'elle roulait dans son esprit avec délice et sans retenue. Et, avant de lui en confier davantage, elle lui avait imposé d'aller voir la mer, la grande mer, et de parvenir à lui parler, d'apprendre son chant. Quand elle pourrait le lui chanter, elle l'instruirait davantage. Elle était partie sans méfiance, avec prudence, et avait médité trois jours avant de croiser un navire. Ils avaient su remonter sa trace. Ils savaient qu'elle avait vu. Elle ignorait la valeur de ce fait, tout comme s'il n'était pas qu'un prétexte. Mais ils la trainèrent, et l'enfermèrent. Elles étaient quatre. Deux étaient déjà mortes.

Huit.

Il lui saisit les hanches, elle bascula en arrière. C'était moite, poisseux, glissant. Il était venu pour elle, cherchant son odeur, passant sa langue sur son cou. Elle voulut forcer son esprit à s'enfuir, encore une fois, mais si les voix voulaient bien lui parler, elles voulaient également la retenir. Alors elle se figura s'être assise, là, face à la paroi de la cale, et fixer le noeud du bois et le sang éclaboussé. Elle écoutait les histoires de ce grand père arbre. Il lui racontait comment elle n'était pas la première, comment ils pouvaient être divers, comment ils savaient être pervers. Elle écoutait, riait même, applaudissait, l'esprit était ravi de se trouver de la compagnie. Elle le charmait, comme sa tante le lui apprenait. Elle savait les voir, elle comprenait leurs mots -Du moins, pour les plus faibles, filants et proches d'entre eux- et elle était bonne élève. Douée. Ils avaient un pied dans ce monde-là, tous trois. Sa tante s'avançait même sans doute un peu plus. Un peu trop. Elle comprenait ce qu'il pouvait y avoir de si intriguant par ce monde-là pour qu'on y soit happée. C'était comme contempler la mer longtemps. Les vagues finissent par attirer, l'âme finit par céder, et on va pour s'y noyer. Les marins étaient des fous et des damnés.

Huit, pour ce soir.

Il la laissait. Elle ne remuait pas, le grand père arbre coupé mais pas mort n'avait pas achevé son histoire. Il était heureux, très heureux de parler, et elle se figura poser son front contre son ventre comme sa tante le lui avait appris, si bien qu'elle put sentir des doigts branchus se couler dans ses cheveux, lentement, longtemps, avant que le réveil de son corps ne l'arrache d'à ce monde.

La faim, la douleur. La soif. Trois cris.

Elle était allongée exactement comme il l'avait laissée, et tout son corps lui criait le mal de n'avoir remué. Elle en appelait à l'arbre, cherchait à se figurer racines, branches, à se complaire dans la passivité, mais le grand père présent ne répondit pas. Elle releva la tête alors, entendant distinctement ses os craquer un par un. La saveur à ses lèvres, les tremblements à ses mains, tout était clair: Elle allait crever, si elle ne s'échappait pas. Mais elle ne s'échapperait pas, et personne ne viendrait. L'idée lui venait et la traversait sans qu'elle ne la saisisse. Elle allait crever. Soit. Elle s'efforça d'abord de s'assoir, les pensées chaotiques, l'instinct affolé et l'âme plate. Manger, boire, apaiser ce corps, d'abord, on verrait ensuite pour les lamentations métaphysiques. Elle posa la main sur une compagne d'infortune, qui gémit, se recroquevillant. Elle était un peu froide. Elle, elle allait crever. Mais plus rapidement.

    _Non, me touche pas !
    _T'es gelée.
    _Laisse-moi, me touche pas...
    _Tu saignes. Tu vas en claquer.
    _Laisse-moi...


Elle saignait, d'entre les cuisses. Elle se pencha vers les flots poisseux, l'autre fille se ramassant davantage. L'urgence la rendait pragmatique, encore plus que d'ordinaire. Elle haussa les épaules.

    _Laisse-moi voir.
    _J'veux plus jamais qu'on me touche là !


Elle détacha son attention de celle qu'elle considérait désormais comme un cadavre. Elle avait déjà constaté comment certains mettaient d'étranges valeurs, principes, émois devant leur propre survie, son père lui avait même évoqué que certains allaient jusqu'à se tuer pour des prétextes divers. Elle ne comprenait pas. Pas du tout. Vivre est le but de la vie. Se nuire était la stupidité la plus crasse que la civilisation avait pu inventer. S'attacher des gens stupides était de la même eau. Elle se roula en boule, économisant son coeur et ses forces, attendant l'idée. Les minutes qui s'égrainaient rongeaient sa conscience, laissant l'animal flotter de plus en plus proche de la surface. Il y avait la douleur, les esprits, l'eau et le besoin. La soif, la faim, l'envie de mouvement. Et en réponse, la compagne d'infortune, le lien qui les attachait entre elles, et la cale fermée. L'esprit du bois buvait le sang qui s'écoulait.

Elle sourit, tout se faisant clair. Le sang.

Elle saisit le bras de celle qui était au sol, qui ne réagit plus que très vaguement. Ca ne lui importait plus. Elle se pencha vers la flaque sous elle, la poussant contre la paroi, et, avidement, lécha. Grand père l'arbre coupé partagea son repas avec joie.

Neuf.

Il entra à son tour et elle l'entendit. Elle le perçut parfaitement, tout comme elle ne chercha pas à se cacher. Les traces étaient trop évidentes et les caches trop manquantes pour espérer dissimuler quoi que ce soit. Elle déglutit sa dernière bouchée, passa la langue sur ses lèvres. Il regarda. Il cilla. Et, tout comme le premier, quand elle rit, il recula. Et repartit. Elle reposa les restes de la cheville de sa compagne d'infortune. Le lien pouvait en être détaché, maintenant qu'elle avait assez rongé. Ni faim, ni soif, ne restait plus qu'à se dégourdir les jambes. Elle et grand père arbre étaient heureux.

Trop.

Ils revinrent trop nombreux. La chaîne ne serait pas une arme suffisante. Elle se débattait comme une chatte furieuse, griffant, mordant, étranglant celui qu'elle avait réussi à enserrer de son ancien lien. Mais ils finirent par remporter la lutte. Elle avait bu. Elle avait mangé. Elle avait bougé. Et ils la trainaient loin de grand père arbre, qui était déçu de ne pas boire son sang à son tour. Elle se figura lui dire au revoir. Elle le sentit lui caresser le front. Son corps était trainé sur le ponton, la lumière lui brula les yeux. Combien de temps ? Il faisait jour. Les vagues étaient nombreuses. Ca brillait trop, partout, éclats des lames et des cris. Ils la jetèrent au sol, sur d'autres fragments d'arbres plus muets et moins gourmands. Ils juraient, ils maudissaient. Ils n'avaient plus envie de sa chair. Il plut des coups, elle se laissa faire. Ils étaient trop nombreux. Fallait feindre la mort. Le fouet, ensuite. Pour la graver. Le fouet était plus dur que les coups de pieds. La chair craquait, comme une peau de tambour trop tendue, ça n'était pas un chant facile à ignorer. Le fouet. Puisqu'elle ne pouvait pas laisser de côté, elle compta. Elle en était à vingt trois, quand elle perdit connaissance. Elle s'éveilla un peu, engourdie, quand elle perça la surface de l'eau, dont le sel fit hurler ses plaies, avant que le froid ne l'emporte dans sa torpeur.

Ce fut sa présence qui l'éveilla. Seul son appel avait pu le faire. Elle rouvrit les yeux pour les plonger dans ceux de son père, et sourire avec un air de triomphe. Elle était presque nue, vaincue, blessée, mutilée, rabattue sur une plage au hasard. Mais elle avait su parler aux esprits dans l'eau pour qu'ils la guident. Elle avait su appeler, aussi fort qu'elle le puisse, pour appeler celui qui l'entendrait le mieux, lui. Il avait su la trouver. Elle avait su survivre.

C'était tout ce qui comptait.




Alaba,

Tu ne vas pas aimer. Ici, le métal fait loi, je dois payer. Payer un passage, payer un échange, payer encore. Ils négligent la chasse et n'aiment pas le troc. Ils veulent du métal. J'ai dormi dans un abri, ils disent que je leur dois du métal. Comme si le sol était à eux. Moi non plus, je n'aime pas, mais je m'amuse. Si je ne vais pas arracher des fruits de pierre de leur sol, ils m'enfermeront dans un endroit où je ne pourrais que l'user à dormir. Ils n'écoutent pas même leurs mots. Ca m'amuse. Je sais que tu grognerais.
J'irai bientôt. Ils vont m'entrainer vers le coeur de leurs montagnes. Pour me faire payer. Je ne leur ai rien dit de la valeur de ça, puisqu'ils veulent tout monnayer. Je garderai tout pour moi. Ils ne m'ont pas attachée, tu le saurais. Je suis impatiente de retrouver la terre. J'entendrai ta voix si claire.

Tienne.

Elle froissa la feuille, la jeta dans les flammes. Elle savait que sa tante n'aimerait pas lire ça, si les cendres lui venaient à elle, mais ça lui importait peu. Elle s'allongea sous le regard intrigué du garde râblé. Étrange prisonnière qu'elle était. Docile au point qu'ils ne lui avaient pas passé les fers, d'autant plus qu'elle était étrangère. Son récit était crédible, tout relativement, mais sa bonne volonté avait su faire tomber quelques procédures. Le crime était léger. Elle n'écoperait que de la méfiance de rigueur. Étrange femme noiraude perdue dans la neige, pourtant pas égarée. Elle dormait déjà, à poings fermés.
Jaëlil
Jaëlil


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Message  Jaëlil Dim 23 Mai 2010, 04:13

Le monde était un regard, et ce regard était rivé à son ventre.

Tout son corps était tendu, vrillé, tourné, elle était une branche noueuse de douleur. Bien des personnes, lorsqu'ils contemplent une danse fluide, légère, paraissant aussi naturelle qu'un souffle, pensent que le danseur partage cette félicité. Il n'en est rien. Si elle avait les yeux à demi fermés, c'était de concentration, si elle avait les lèvres entrouvertes, c'était pour mieux contrôler son souffle qui lui semblait devenu presque solide. Elle pensa, fugitivement, de ne surtout pas laisser échapper une larme ou un gémissement. Ca briserait le Charme. Le Charme avec une majuscule, le véritable, l'antique. Ca provoquerait son échec.

Elle dansait. Les voiles qui la couvraient peinaient à suivre vraiment ses mouvements, et on aurait dit qu'elle était nue, accompagnée de rouges nuages paresseux. Elle était gracieuse, déliée, chaque fois qu'elle reposait son talon au sol, il lui semblait peser davantage que la précédente. Mais tous les yeux la fixaient. Les esprits, que ce soient ceux des hommes ou d'autres plus cachés et moins évidents, n'étaient là que pour ses mouvements. Hypnotiques. Lancinants. Ils savaient tous que c'était un piège, qu'elle tissait de ses hanches des rets retors qui leur laisseraient, au mieux, une empreinte de feu dans certains de leurs songes. Mais ils s'y accordaient. C'était une entente aussi tacite qu'ancienne.

Les hommes étaient venus nombreux et certains étaient étonnés. Étonnés que ça ne soit pas sa tante qui les ensorcèle. Étonnés qu'elle ait confié cette tâche à une jeune fille pas encore assez femme à leur goût, au regard trop neuf pour ne paraître que trop prédateur. Surpris, enfin, que cette tante-là cède de son pouvoir. Mais ils s'étaient tus. Et avaient regardé. Elle dansait. Sa chevelure, lourde de jeunesse et d'une récente pluie frappait d'aiguilles son dos chaque fois qu'elle renversait la tête. Des images lui revenant, et avec elles une volonté farouche et renouvelée. Ca n'était pas une simple coutume, c'était un combat et une affirmation d'emprise à la fois. Au centre du cercle des hommes et des flambeaux, elle goutait dans la souffrance au nectar de la lente victoire. Du fin poison qu'on instille. Ses mains, aux poignets meurtris d'être incessamment lancés, tournés, changés, caressaient des figures d'esprits de flamme, de désir et de force, qui étaient venus pour rejeter ou se soumettre.

Elle avait été surprise elle aussi. Surprise et flattée, l'espace d'un instant -Très court. Lorsque sa tante lui avait annoncé qu'elle danserait, elle, à sa place, elle avait d'abord souri. Presque innocemment. Puis avec rage. Les esprits ne sont pas des créatures dociles ou indulgentes. Qu'importait ses intentions, si elle faisait un seul pas, pas même faux, mais qui déplaisait, elle serait rejetée. La route était longue et l'échec aisé. Cuisant. Comme ces papillons agacés par la langue de la flamme qu'elle était pour ce soir, toute sa douleur, tous ses sacrifices deviendraient cendre balayée. Stérile, vite oubliée.

Nimbée d'une rosée de sueur, sa peau luisait comme une obsidienne. Elle sentait la frontière des mondes s'affiner tout comme on sentirait un frisson intime croitre. Ils ne regardaient encore qu'elle, et au delà de leurs regards elle traversait leurs âmes. Ils s'ouvraient, sans le savoir, s'offraient en voulant prendre. Les battements de coeur devenaient le rythme des battements de ses hanches, ses sournoises postures se faisaient mystiques évocations de mystères connus de tous, mais gardés dans le secret de la chair. Elle se faisaient temple, ils étaient dévots. Tous.

Sa vue se brouillait alors que son corps se faisait cri, hurlant de brûler à force de danser comme une flamme, pourtant chaque geste l'approchait maintenant de cette transe suave. Au delà de la nuit qui s'étendait pour elle, elle percevait avec une netteté crue les coeurs nus et fébriles. Elle percevait le monde, elle percevait son image qui était son origine, elle entendait ces fées farceuses la chanter comme des leurs. Elle atteignait l'état de grâce qu'elle avait su sans connaître, comme l'instinct sait des choses que la conscience jamais n'atteint. Elle avait le pouvoir, elle avait la puissance, elle pouvait caresser comme étreindre les spectres volubiles.

La danse prit fin, sur un dernière mouvement, le front presque au sol et le ventre tendu vers le ciel, les bras abandonnés en arrière. C'était le silence, c'était le respect. C'était à eux de souffrir, de méditer. Elle cherchait à savourer les dernières gouttes de la douleur et de la rare extase mêlées, cherchait à s'accrocher à cet instant de lucidité tranchante surgie d'un flou magmatique qui rôdait en ses entrailles. Ce fut, paradoxalement, l'instant où elle prit conscience du véritable poids de ce qu'elle avait accompli, tout comme du savoir qu'elle venait d'arracher à l'intimité de tous. Elle se sentit poisseuse et pleine d'appétit, elle se sentit écrasée et terriblement forte. Son corps se laissa retomber. Son sourire découvrait ses dents.

Autour d'elle les conversations reprirent, à la façon d'un champ fleurissant après un incendie. Elle était à l'agonie, elle était souveraine, elle était abandonnée, elle était heureuse. Dans les pétillements que le sang faisait naitre à ses yeux en frappant à ses tempes, elle perçut la silhouette de sa tante, un geste, son corps suivit sans que son âme ne sache où avait-il puisé la force. C'était comme si toutes ses années d'efforts se devaient d'avoir un second prix, lorsque sa tante referma le rideau de son antre, elle s'effondra tout net. Elle n'en prit ni ombrage, ni note apparente.

    _J'étais sceptique, mais ton esprit gardien a dû te pousser.
    _J'ai dansé seule.
    _Peu importe, fit-elle avec un geste impatient, venant frapper sèchement sa nuque d'un index. Tu as réussi. J'espère que tu sais ce que ça signifie.
    _Je n'ai plus jamais droit à l'erreur avec Eux.
    _Hm, approuva-t-elle brièvement, avant de continuer. Tu as chanté l'Onde, tu as dansé la Flamme, tu conviens. Il te faut célébrer le Père-Roche.


Elle voulut rire. Tout son corps lui cuisait, elle n'avait qu'envie d'eau et de solitude, et voilà que sa tante lui suggérait -C'est à dire ordonnait- d'aller chercher la peau d'un homme. Car c'était ce que ça signifiait, entre ces lèvres-là: La Terre et la Pierre étaient un homme présent dans tous, un père, un solide appui, à honorer par la fertilité. Elle voulut rire, alors elle rit, sa tante ne releva pas -Hormis les exigences qu'elle avait sur certains points particulièrement précis, elle n'avait aucun commandement et lui passait tout. Selon son instruction dont elle ignorait l'origine, beaucoup grimaient le Père-Roche sous des traits de femme, le renvoyant seulement à ses fruits de céréales. Mais elle lui avait appris, dans les secrets durement concédés, que l'essence de la virilité était dans la pierre, tout comme Il était dans toute virilité.

    _Tu as vu qui Il t'a désigné, sois son réceptacle, et je ne veux pas être déçue.


Sa tante la chassa, et, se drapant dans ses voiles, elle s'avança de nouveau parmi la foule, tenant sa chair en respect pour avoir le pas léger et les reins courbes. Les regards lui revenaient, plus possessifs que fascinés cette fois. Elle souriait, encore à sa victoire, le coeur gonflé du désir de la lutte qui continuait déjà, chassant la lassitude. Le savoir, les réponses, elle les obtiendrait plus tard, par elle-même, ainsi que sont les choses qui appartiennent vraiment. Elle chercha dans les fragments éclatés de la vérité saisie l'acuité nécessaire à son regard usé.

Il y avait là un étranger. Il avait la peau tannée et lisse, sans doute épaisse, gravée des marques de batailles contre des hommes et des bêtes. Il avait une chevelure plus claire, trop pour être tout à fait des siens, rendue rêche comme du crin par le soleil et le sable. Il était vieux, il était fort, il avait quelque chose d'animal qui accentua son appétit. Lui avait déjà déposé les armes, la contemplant comme une figue offerte au milieu des Salines. Elle brillait en ses yeux. Elle voulut s'y voir, éclatante.

Et il y avait son père. Il était toujours aussi grand, aussi fauve et aussi roi, posé comme un lion noir au milieu d'une meute de loups efflanqués. Il lui paraissait, ce soir, plus rayonnant et plus sombre à la fois, plus présent, irradiant, et il la couvait du regard comme le charbon se veut retenir le diamant. Elle frémit, il plissa les yeux, quelque chose gronda d'un vieux feu au creux de ses reins. Envie de mordre. Envie de défier.

L'image de sa tante vint brouiller et achever. Elle allait faire un pas vers son père, elle allait lui frôler le bras, elle s'apprêtait à approcher ses lèvres de son oreille pour humer cette odeur familière, sentir son âme frôler la sienne, elle la vit. Elle venait d'approcher l'étranger, elle lui parlait, son père détourna les yeux pour le foudroyer. Lui interdire. L'affrontement fut violent, silencieux. De pierre. Les mains de l'étranger saisirent sa taille dans un étau. Elle se tourna vers lui. Quand elle se vit dans son regard, elle sut qu'il lui appartenait. Père-Roche le lui avait offert. Alors elle hocha la tête, et ce fut elle qui le prit.




Alaba,

Je t'ai entendu battre contre moi. Est-ce que tu as entendu aussi ? Ils ignorent beaucoup de l'autre monde, et ils mettent mes actes sur le compte de traditions idiotes. Ils trouvent ça amusant, je crois qu'ils s'attachent, ça me convient. J'aime assez les râblés, tu le sais, ils me rappellent toi. Ils ne m'en veulent plus, ils veulent m'apprendre leur monde et ses lois sans me demander autre chose qu'en profiter davantage. Ca me va. Ils ne savent pas ce qu'ils offrent.
Tu manques. Ton odeur s'efface de ce que je t'ai volé, je n'aurai pas cru que tu manquerais à mes tripes. Je te sens encore. Je te sais. Mais tu manques comme si tu étais de l'autre côté d'un mur. Je sais que je te manque. Ca me soulage au moins un peu de savoir que ton coeur saigne.
Mon chemin avance. Le monde est rond.

Tienne.

Un froissement puis des cendres. Les nains, autour d'elle, riaient. Elle se demanda, fugitivement, combien d'entre eux se livreraient à elle si elle se mettait à danser pour eux. Ils la traitaient tant en jeune homme fou qu'elle était certaine qu'à dégainer la femme effilée qu'elle était, elle allait leur percer le coeur d'un trait. Elle sourit à elle même sur cette certitude, et, épuisée du travail de la mine, bailla et s'endormit.
Jaëlil
Jaëlil


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Le Lion et la Vipère Empty Re: Le Lion et la Vipère

Message  Jaëlil Jeu 27 Mai 2010, 01:14

Assise, attentive et sage. Le tableau était rare, il était surtout motivé par la fièvre. Concentrée sur la voix qui s'élevait pour ne pas qu'elle devienne floue, et avec elle le monde, et avec lui le corps, et avec lui la vie, elle ne bougeait pas, mais souriait encore. Presque prostrée, les cheveux collés de sueur malade au visage, elle trouvait sa propre odeur nauséabonde, à peine masquée des effluves provenant du petit feu au centre de la tente qui les abritait toutes deux.

    _Maintenant, Quenotte, je vais te conter une histoire qu'il te faudra te raconter souvent, mais garder secrète. Il faudra que tu t'en inspires souvent. Je ne te la raconterai qu'une fois, alors sois attentive.


Elle plissa les yeux, fixant son regard à la pupille éclatée de douleur dans celui, neutre et lisse, de la soeur de son père, et découvrit les dents dans un sourire. Ce sourire n'avait pas une once de rébellion, pas plus qu'il n'était soumis, il agréait. Aux yeux des esprits, une vie, un être, ses passions intérieures, tout ça est peu de chose et n'a pas grand intérêt. Or, ennuyer un esprit, c'est le perdre ou s'en faire un ennemi. Auprès de cette maîtresse sévère, elle avait appris à affuter l'un de ses plus grand défauts, jusqu'à en faire une qualité particulière, un art, presque. Le détachement. Ce qui la rapprochait d'Eux, et lui donnait un ascendant à la fois. Capable de les comprendre, de les séduire, sans être dépendante d'un schéma ni retenue par leurs lois. C'était injuste, mais la justice n'existe pas avec Eux. Tous savaient l'enjeu. Tout comme la danse, exister était en soi l'acceptation de cette règle immuable: On est proie, on est prédateur, ou on n'est rien.

Sa tante s'accroupit en face d'elle, prenant une brindille dans le coeur du braiser fumant pour la porter à ses lèvres, découvrant le ciel et l'horizon en soulevant un lourd pan du tissu qui les séparait du monde. Un trait de fumée marqua la frontière entre les hommes du camp, et les femmes qui les observaient sans vraiment les voir.

    _Le fondateur d'un clan est le père de tous ceux qui s'y joignent. Son sang veille dans les veines de ceux qui portent ses couleurs. Et ils se lient entre eux pour garder le sang pur et l'esprit vrai, et ils se lient à d'autres pour être eux avant d'être leur père et ne pas être fou, car la vérité est la folie. Tu vois ces hommes ? Ils n'ont pas tous connu celui qui reste leur père. Mes yeux s'en souviennent encore, mais le plus important de sa mémoire est là.


La main portant la brindille se posa fugitivement à son ventre, elle souffla entre ses dents pointues une fumée violette.

    _Il est venu sur le sable avec d'autres qui se croyaient ses frères et non ses fils, et certains le croyaient encore quand ils sont morts. Il venait de la Mer (Elle marqua un temps d'arrêt) et il avait la marque des baisers de la lumière sur la peau, noir comme le charbon, ardent comme la braise. Un coeur de diamant. Dur. Inflexible. Clair. Il était là, et il féconda la foi qu'on portait en lui, on le nomma Seigneur, bientôt il lui fallut prendre épouse. Et puisqu'il avait choisi ce désert, il décida d'en prendre les filles. Et envoya ses hommes en chercher parmi les peuples qui avaient mûri ici. Ils étaient forts, ils étaient choyés par Père-Roche, favorisés par le Vent, ils ramenèrent leurs captives et les soumirent. Il en choisit trois parmi elles, et laissa les autres à ses seconds. Le premier de ses lieutenants...


Une main distraite lui pointa un homme du camp.

    _Etait un homme rusé, trop rusé, mais lâche derrière son bouclier de réflexions. Il choisit une femme stupide et belle, qui distrayait ses ennemis dans le clan en allant dans leur lit, le seul enfant qu'elle eut qui fut de lui est devenu Corbeau. Le beau plumage et le verbe haut. L'oeil vif et l'esprit acéré. Mais la lâcheté au coeur. Un autre de ses lieutenants, un brave et farouche, qui se serait jeté d'une falaise si l'ordre lui avait été donné (Elle désigna un second homme, puis un troisième) eut deux fils d'une femme travailleuse et solide comme une génisse, ils eurent deux taureaux. Leurs épaules remplacent l'envol de leurs pensées. Le dernier, lui, leste, malin, mais dénué d'ambition, eut le droit de prendre trois femmes, tant il n'était pas à craindre, et en réclama deux tant il ne savait qu'en faire, et dut apprendre puisqu'il eut bien des enfants. Ils sont bétail, ils sont nombre. Ils sont alliance, aussi, ceux qui ont masqué les traits des autres et ont attiré la foule. Ne te moque pas du bétail, mais assure-toi de ne jamais en être.


La fumée prit place de la parole encore un instant, ondoyant sous les images de pattes de gazelles.

    _Et il y avait le père. Des trois femmes, il en prit une, faible et transparente, qu'il ne toucha qu'à peine, et qui lui fut stérile. La seconde, sa favorite, avait la volonté et l'allure de la panthère, elle lui donna un tigre.


Elle ne pointa personne. Le Tigre lui était déjà connu. Sa tante sourit, et elle ne savait pas sourire: C'était un rictus de bête.

    _La troisième était tout son orgueil. Car il était certes seigneur, mais il était homme, et les hommes, sache-le, écoutent souvent ce qui leur promet de les grandir, quand bien même ça va les abattre. La troisième était une femme d'un autre monde que le sien, que le leur. Une demi-esprit, qui chantait pour plaire à ses frères du côté que les hommes ne voient pas, il lui arracha la langue. C'est ainsi qu'il la garda captive. Il la força à porter deux enfants, et leur apprit avec la seule force de son regard ce qu'ils devaient savoir. Elle enfanta d'un lion. Un homme fort, auréolé d'une couronne de lumière, un homme digne de lui succéder. Et elle enfanta d'une hyène. Une femme qui n'est belle que lorsqu'elle chasse, à la voix dénonçant les perfidies. Au rire qui ponctue les faiblesses.


Sa tante souriait encore. La jeune femme, malgré sa fièvre, rit. Elle riait encore lorsque sa tante la foudroyait d'un regard vif, perçant comme un poignard.

    _Elle allait parvenir à ses fins. La vengeance. Et d'autres secrets qui étaient les siens. Lion et Hyène étaient venus de sa chair car ils ont, chacun, quelque chose à lui devoir et quelque chose de ses crocs. Mais c'est un autre conte, ça. Le seigneur finit par écraser du talon la tête de la vipère. Car c'était ce qu'elle était.


Elle cessa de rire, tout à fait. Plissant des yeux qui peinaient à voir autre chose que la brume et les visages qu'elle dessinait.

    _Les marche-esprits sont retors, autant que chaque sang d'un côté comme d'un autre des mondes. Ils connaissent les cycles. Ils savent les tisser. Le seigneur savait qu'elle avait réussi à parler à certains de ses frères, malgré la langue, mais il refusa d'ouvrir les yeux sur ses enfants. Le poison de la vipère le tua, et quand les hommes se tournèrent vers le Lion, ils reconnurent la Vipère, et lui préférèrent le Tigre. Ils savent. Ils retiennent. Même s'ils sont bétail. Maintenant tu sais. Retiens bien ce conte. Je te parlerai de la vipère quand tu auras dompté la maigre image que je t'ai donnée à tenir.


Sa tante rit à son tour. Et ajouta.

    _Bien entendu, ce ne sont que des bêtises de femme. Me viendrait pas à l'idée d'être sérieuse. Maintenant dégage de mes pattes, va cuver ton venin !


Elle avait écouté, à défaut d'obéir. Tout le jour durant, elle avait fixé ce noeud de bois au dessus de sa tête, qui était l'appui de son ciel de peaux qu'elle avait choisies avec un soin particulier et des critères tous personnels. Elle l'avait fixé, lui défiant de se déliter, luttant contre la torpeur et la souffrance. Le venin de l'esprit qu'elle cherchait à séduire était puissant, et la morsure à sa gorge la cuisait. Certaines des épreuves que pouvait imposer sa tante n'avaient pas l'agrément de son père. Au juste, la plupart avaient son interdiction. Elle pensait à lui, puisqu'elle le sentait proche. Depuis la danse, il n'était plus venu regarder avec elle son ciel de peaux. Il était fier, trop fier pour cacher ses dents ou sa jalousie, tout comme elle était trop revancharde pour cacher sa colère à ce propos, alors ils s'affrontaient dans leurs silences. Des lunes avaient passé, il était sur le point de céder, de venir à elle malgré tout pour chercher sa peau, sa présence, chercher le complément de ces âmes qui étaient proches à en être jumelles, mais il tenait encore. Elle avait froid, ce soir-là, malgré sa fièvre brûlante. Elle avait froid, il lui manquait, elle rendit les armes. Elle l'appela, d'un soupir faible, il se glissa auprès d'elle dans la minute.

Son orgueil lui pardonna sitôt que l'odeur de son père vint chasser celle de la maladie. Sa main rugueuse essuya son front, chassa la sueur, lissa les lourdes mèches d'ébène, saisit sa nuque pour dévorer son cou. Le poids de ce corps massif sur le sien l'écrasait, la broyait, et elle était comme dans un cocon bienheureux. Les peaux se reconnaissaient, les mains se cherchaient, les âmes s'entrelaçaient. La douleur, lorsqu'elle venait de son père, était aussi suave et douce qu'un miel chaud, elle s'abandonna. Elle tendait la gorge pour lui laisser tout loisir de lui faire ces reproches de morsures, creusa ses reins pour qu'il puisse la faire prisonnière de son étreinte. Il finit par poser son front au sien, les yeux proches à s'y perdre dans le regard de l'autre, les souffles entremêlés. De son pouce, il redessinait ses lèvres. Il gronda, d'une manière d'autant plus hostile qu'elle souriait avec défi.

    _J'avais juré devant elle pourtant que le prochain à t'abimer verrait sa peau offerte pour ton abri.
    _Ne parle pas d'elle. Parle de toi. C'est de toi dont je veux être remplie.
    _Peste.


Il sourit contre son cou, griffant du bout de ses crocs la peau de sa gorge, dérivant vers la rondeur de son épaule, cherchant sa main pour en baiser la paume avec un respect qui la fit frémir.

    _Tu ne me crois pas.
    _Si, trop bien, au point que je vais finir par ne plus t'en vouloir.
    _Ce serait une grave erreur, papa.
    _Qu'Elle me garde de ton poison.


Elle sourit, plissant les yeux pour le voir au travers et de la fièvre et de la chaleur qui n'en venait pas, suivant le fil d'une pensée qui s'était faite en boucle.

    _Je suis toujours ton chat ? Ton joli petit chat noir ?
    _Non.
    _Je vais te manger le coeur.
    _Tu n'es plus un petit chat. Plus depuis ta danse. On ne regarde pas les petits chats comme ça.
    _Alors qu'est-ce que je suis pour toi ?
    _Ne laisse plus un seul homme t'approcher sauf moi.
    _Réponds.
    _Promets.
    _Réponds.
    _Tu n'as pas besoin d'homme. Tu m'as.
    _Tu le sais.
    _Tu es mienne.


Elle rit de bonheur, il gronda de contentement, venant poser ses lèvres sur les siennes, son pouce en barrage, pour ne pas qu'elles se touchent trop. Seule marque de l'interdit. Son nom secret lui convenait, et il lui plaisait davantage à chaque fois qu'il le murmurait à son oreille. Son corps sur le sien, la main sur la hanche, la joue contre son front, il finit par s'endormir. Elle songea longtemps sans sommeiller vraiment, au lendemain l'esprit-vipère qu'elle chassait depuis des jours était sien, tout comme le lit de son père, qui refusa qu'elle vienne regagner le sien une seule nuit.

Sa tante refusa de lui conter la dette du Lion et de la Hyène sitôt qu'elle le sentit, et elle le sentit très vite, tout comme elle lui en voulut longtemps. Les femmes, disent les anciens, ne sont pas toujours heureuses qu'on ait fait ce qu'elles avaient ordonné.

Alaba,

Ils m'amusent vraiment. Ils me montrent ce qu'ils savent, comment ils charment Père-Roche pour se faire offrir ce qui brille et ce qui est modelé, et tu les verrais, ils savent y faire, même s'ils ignorent pourquoi. Ils ont du respect sur les lèvres quand ils parlent de fouiller, alors même s'ils ignorent, je les suis.
L'eau murmure. Souviens toi de ta promesse. Tu dois rester pour mon retour. Souviens toi de ta promesse. Je n'aime pas le murmure de l'eau sous la terre.

Tienne.

Ce soir-là, si elle froissa et brûla la feuille, elle ne dormit pas. Le bruit de l'onde l'obsédait, et avec lui ce qu'elle comprenait de son murmure. Ils eurent beau faire, aucun des mineurs qui l'accompagnaient ne put faire dériver ses pensées d'ordinaire si labiles.
Jaëlil
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Message  Jaëlil Mer 02 Juin 2010, 02:07

L'Esprit-Vipère s'était logé dans sa gorge, ses anneaux enserraient son cou. Elle le caressait, parfois, quand elle voulait bien se laisser faire. C'était une fusion, plus qu'une union. Jalouse et perfide, sa Gardienne était exclusive, lui ordonnait d'emprisonner plutôt que de charmer la plupart des Esprits avec lesquels elle faisait auparavant commerce. Au juste, la Vipère ne respectait seulement que les esprits plus puissants qu'elle-même, tous les autres étant bons à servir. Elle était à présent la seule à lui siffler quoi savoir et quoi dire aux habitants de l'autre monde, puisque sa tante s'était enfermée dans son silence hostile. Elle s'en moquait. Le caractère de sa Gardienne s'accommodait parfaitement du sien, l'encourageant dans ses gourmandises au mépris des regards plus rudes et plus méfiants encore que de coutume. Elle n'avait besoin de nulle autre chose que les battements des coeurs de son désert, du souffle brûlant de son père, de ces instants intenses de chasse et de capture, peu lui importait d'entendre les cris étouffés qu'elle n'écoutait pas des esprits capturés ou les murmures sur son passage. Son pas était léger. Son front d'azur et de nuages. Elle n'entendit pas les cliquetis des rouages qu'elle apprenait pourtant à faire jouer, qu'ils fussent de métal ou d'âme.

Ces cliquetis, ce furent des pas. Des hommes. Il s'en présenta deux fois une douzaine alors qu'un jour agonisait, laissant des trainées de sang et d'or dans les cieux. Elle veillait au seuil de son refuge, assise en tailleur, ses yeux étaient fixés non pas sur les visages, mais sur le sourire de sa hyène de tante. Depuis la danse, elle perdait de son pouvoir, depuis son lien avec l'Esprit-Vipère, les hommes venaient voir la jeune, délaissant la rudesse de la vieille. Elle savait siffler avec charme, elle avait appris à maquiller son poison, elle plaisait. Son pouvoir se faisait grand, le sien érodé. Mais ce sourire, elle savait ce qu'il annonçait. Ce fut avec réserve qu'elle reporta les yeux sur ces hommes qui s'avançaient.

Un clan du désert, l'un de ceux avec lequel les armes s'étaient croisées, avec lequel ils avaient versé le sang dans le secret du désert. Ils en appelaient à d'autres mélanges. Ils avaient jugé durement leur venue, mais les anciens et la bravoure avaient parlé d'une même voix, disaient-ils, et ils étaient devenus dignes d'être de véritables enfants du désert. De mêler leurs sangs autrement que par le fer. Le Tigre qui était leur seigneur les reçut, et ils parlèrent, toute la nuit. La Hyène put entrer, pas la jeune femme à la Vipère, dont il se méfiait. Elle roda dans son refuge tout le long de la nuit, jusqu'à l'user et faire que le jour s'en revienne. Et quand il fut bien installé, les hommes sortirent, s'étreignant. Fiers, fraternels, ils s'échangeaient des promesses, et avec elles, pour bien les lier, des femmes. Les plus vaillants des guerriers venus choisirent, selon la naissance et le mérite sans doute, quelques jeunes filles qui, convenant à leur destinée de bétail comme la Hyène l'avait rapporté, furent ravies et flattées d'être un pont et une alliance. Certaines durent même tomber amoureuses, face à la cour qu'ils leur firent, offrant bijoux et fruits sucrés. La fille à la Vipère en grimaçait de mépris, quand l'un d'entre eux s'avança vers elle. Le Lion se redressa, les yeux pleins de colère, elle plissa les siens avec fureur. Il était jeune, autant qu'elle, il était robuste et marqué des combats. Il lui tendit un collier d'or qu'elle ne fit rien pour prendre, il le lui attacha au poignet. Les hommes du Tigre s'étaient tus, comme tous savaient ou sentaient que la fille à la Vipère n'était pas une femme, mais un danger. L'homme, lui, sourit; elle montra les dents, il déclara qu'il la voulait elle et nulle autre.

La nuit retomba avec les rires et la joie. Elle était partie chasser son aigreur et quelques bêtes dont trancher la gorge, quand elle revint, la Hyène et le Lion se faisaient face, au pied de l'abri du Tigre. Elle se fondit dans l'ombre épaisse, comme la Vipère le lui avait appris, et écouta.

    _C'est bien tout ce qui me retienne, lâchait-il d'un ton où perçait la haine.
    _Je te libère. Tu te souviens de ce qu'elle disait ? On n'aime jamais que sa prison.
    _Tes paroles sont doubles. Mes yeux voient clair.
    _Clair ? Tu ne regardes que ses ténèbres.
    _Cesse ! Cesse de jouer. Va lui dire d'abandonner.
    _Non. C'est pour toi, pour nous tous, même pour elle, lâcha la Hyène d'un ton forcé.
    _Tu ne dirais pas autrement à tous vouloir nous sacrifier. C'est toi qui l'a guidée sur ce chemin.
    _C'est Eux. Mais ne parle pas de ce que tu ne comprends pas.
    _Je vais te chanter le métal, nous comprendrons tous deux.
    _Ah, suffit ! Sale gosse. Je t'empêcherai pas d'aller dans son lit. Je pense au petit.
    _Au petit.
    _Tsah ! Ils te laissent frayer avec elle tant que tu veux, mais si elle te fait un orvet, ils le tueront tout de suite. S'ils doutent, ils ne le toucheront pas. Je pense au sang. Notre. Sang.


Il garda ses mots pour lui ensuite, retourna à ses quartiers, dans lesquels elle vint se couler aussitôt. Ils ne se dirent rien, et partagèrent beaucoup, avec tout l'empressement de la colère et de la rage. Ils ne s'étaient toujours pas dit un mot quand les hommes revinrent, chargés d'autant plus de présents et apportant des femmes parmi les leurs. Les anciennes vinrent pour préparer les jeunes à leurs noces, on s'approcha de la fille à la Vipère avec répugnance, elle se laissa faire avec indifférence. Celui qui allait être son époux se saisit de sa taille, la victoire brillant dans son regard bien davantage que ce qu'il avait apporté de pierres et de merveilles. Il l'emporta avec lui vers ce qu'il se figurait être leur domaine nouveau, sous l'oeillade foudroyante du Lion. Elle fut seule à en sortir. Poison, dirent certains, malédiction, répondirent dans un murmure les femmes du camp.

Elles répétèrent avoir averti, s'effrayèrent d'une guerre alors que les entrailles de leur nid étaient toutes offertes, on ramassait déjà les pierres. La fille à la Vipère se tenait droite, le sourire retrouvé, les yeux seulement pour ceux de son père qui l'embrassait des siens. Le Tigre rugit, dégaina, silence se fit. Il avisa la fille à la Vipère, il vit sa jeunesse, il vit sa fierté, il lui demanda.

    _Dis moi, toi qui sais parler à ce qu'on ne voit pas, est-ce bien toi qui as tué ?


Sans doute le faisait-il pour lui laisser une chance, sans doute parce qu'il la craignait, elle sourit. Ce qui fit frémir le bétail.

    _Oui.
    _Dis-moi, alors, avais-tu vu qu'il allait trahir ?
    _Non.
    _Alors, pourquoi as-tu levé la main sur lui ?
    _Tous l'avaient prévenu. Il savait ce qu'il touchait. Aurais-je donné un enfant à un sot pareil ?


La fureur se mêla à la terreur sans s'en départager, ils grondaient après elle. La Hyène s'approcha du Tigre, murmura vivement, s'écarta tout aussi vite. Le seigneur déclara qu'elle devrait partir, qu'elle n'était pas des leurs, qu'elle vivrait loin d'eux. Elle avait jusqu'à l'agonie du jour pour ne plus être à leur vue, ou elle serait chassée comme tout autre intrus. Elle ne perdit pas son sourire. Pas un instant. Elle passa sa porte de tissus et de peaux, le Lion entra derrière elle, l'emprisonnant dans son étreinte. Ils se tinrent ainsi, le temps qu'il fallut à leurs âmes de se gorger l'une de l'autre, à leurs peaux de se charger du parfum de l'autre. Enfin, il parla.

    _Je la tuerai pour toi.
    _Et je dompterai les Esprits. Je les dompterai, tous, si bien que quand je reviendrai, ils seront obligés de plier le genou devant moi et de m'accueillir.
    _Je reprendrai femme ce jour-là.
    _Ce sera un beau jour.
    _Tu me donneras de beaux guerriers.


Ce fut les dernières paroles qu'ils échangèrent. Sur les dernières injures inquiètes de la Hyène, elle partit.


Alaba,

Pourquoi suis-je devant cette feuille ? Trois jours que je hurle, trois jours que je frappe, trois jours que les râblés s'inquiètent. Pourquoi ? Tu avais promis. Tu m'avais promis. Je suis le chemin, j'avance vers le monde en dessous du nôtre, et ton souffle de vie oublie qu'il est mien ? Je t'ai senti, tout contre moi, dans mon ventre, et maintenant tu n'es plus là. Qui t'a abattu ? Qui a pu te vaincre ? Tu ne m'échapperas pas. J'irai défier la mort, j'irai défier quiconque te retient, j'irai broyer le coeur d'un monde, j'irai charmer les légions des démons, je te retrouverai.
Je te retrouverai.
Je te retrouverai.
Pour ce que je suis.

Tienne.

Ce feuillet-ci, elle ne le brûla pas, le serrant dans son poing alors qu'elle finissait par s'endormir, une naine inquiète veillant sur elle comme la mère dont elle ne s'était jamais souciée. Au lendemain, elle était partie, le jour d'après elle avait oublié leurs noms. Eux se souviennent encore, et se souviendront longtemps.
Jaëlil
Jaëlil


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